Violences judiciaires

Dans le titre de votre dernier ouvrage, vous utilisez l’expression « violences judiciaires ». Comment les identifiez-vous?
Une violence qui s’articule autour de deux modalités imposées par le pouvoir judiciaire : les contraintes sur les corps et l’humiliation. Les contraintes sont les mesures de garde à vue, la prison, l’interdiction de manifester, de se rendre à tel endroit, l’obligation de pointer au commissariat, etc. Elles peuvent être ressenties par les personnes qui les subissent comme de la violence.
Celle-ci peut apparaître légitime et/ou légale, mais dans certaines situations elle est contestable et contestée.
L’humiliation résulte quant à elle des propos de magistrats, de leur mépris, par exemple quand ils critiquent les choix de gilets jaunes de venir manifester à Paris ou, comme j’ai pu l’entendre lors d’une audience, quand un procureur parle d’antisémitisme alors que les
prévenus n’étaient évidemment pas poursuivis pour cela. L’humiliation se trouve aussi dans le traitement des personnes : quand, dans l’attente d’un procès, on empêche un individu de manifester, on touche à un aspect constitutif de son identité, de sa volonté de
s’engager dans l’espace public, la société, la cité.

[…]

Vous évoquez un double mouvement de dépolitisation et de criminalisation des actions politiques. Quel est-il ? Cette idée m’a été soufflée par les analyses de Vanessa Codaccioni, sociologue spécialisée dans la justice d’exception. La dépolitisation de l’action politique s’exprime d’abord dans les propos tenus en audience. Des procureurs expliquent à des manifestants qu’ils ne sont que des délinquants, faisant le choix de ne pas voir les raisons politiques de l’action. Cette volonté de dépolitisation se voit aussi dans les motifs de poursuites, par exemple le choix entre « attroupement » et « groupement ». L’un étant politique, l’autre non.
L’attroupement est un rassemblement de personnes susceptible de troubler l’ordre public. Une infraction peut alors être commise si les policiers font des sommations et que les personnes ne les respectent pas. Ce délit est considéré comme politique depuis le XIXe siècle. Dans la tradition du droit français, la justice accorde un traitement de faveur aux personnes accusées de crimes ou de délits de nature politique et, notamment, l’impossibilité d’être jugé en comparution immédiate. Par conséquent, cette infraction était très peu utilisée par les procureurs jusqu’en 2019. La loi dite « anticasseurs » a supprimé le traitement de faveur accordé au délit d’attroupement, qui peut désormais être jugé en comparution immédiate. La mécanique de dépolitisation passe donc aussi parla loi.
Mais les procureurs poursuivent beaucoup les manifestants pour « groupement formé en vue de la préparation de violences ».
Avec un collectif d’avocats, nous avons tenté de démontrer que ce délit était politique, parce qu’il venait punir des manifestants dans un contexte de répression des mouvements sociaux.
Les juges nous ont donné tort, arguant de l’existence d’une liste d’infractions politiques reconnues par la jurisprudence dont le groupement ne fait pas partie.

[…]

Qu’en est-il de lu mécanique de criminalisation ?
C’est l’autre mouvement qui agit en parallèle : l’utilisation et parfois le détournement des outils de la loi et de la procédure pénale pour réprimer des personnes qui font le choix d’agir politiquement. Dans les manifestations, c’est massif : lorsque des milliers de gens sont placés en garde à vue et qu’une faible partie est effectivement condamnée, on peut en déduire que la garde à vue ne sert plus à caractériser les éléments d’une infraction pénale mais à maintenir l’ordre en écartant des gens de la manifestation.

Extraits d’un entretien de Raphaël Kempf dans Politis du 12 janvier 2023.

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