Tout le monde est Charlie ?

Et tout le monde est devenu Charlie … Même Viktor Orban, le très réac président hongrois. Même Ali Bongo, héritier frelaté de la Françafrique. Et des ministres de Poutine, qu’on ne présente plus. Jusqu’à Nenyamin Netanyahou qui était là, les mains encore poissées du sang de milliers de Palestiniens, flanqué du Premier ministre turc, présent malgré ses accointances islamistes. Mais aussi Mariano Rajoy, le chef d’un gouvernement espagnole qui vient de faire voter des lois liberticides au nom de la sécurité citoyenne. Et le frère de l’émir du Qatar, pays ami où un prêcheur télévisuel peut déclarer qu’il est juste de tuer les homosexuels, de battre sa femme si elle se montre trop fière, ainsi que de commettre des attentats suicides pour défendre sa foi… Les ministres des affaires extérieurs d’Algérie, dÉgypte et des émirats arabes Unis étaient également de la partie, tous énamourés de la liberté d’expression.
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Le refus de se plier à la minute de silence obligatoire du jeudi 8 janvier, criminalisé de façon hystérique, ne fut pas forcément le fait de décérébrés pro-djihad. La question Pourquoi n’a-t-on pas fait de minute de silence pour les enfants palestiniens morts sous les bombes israéliennes? n’était pas illégitime. On aurait également pu la poser, plus près de nous, pour Rémi Fraisse…
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Pour contrebalancer cet unanimisme quasi totalitaire, il fallait lire la presse étrangère. Un édito de La Jordana, quotidien mexicain, rappelait dès le 8 janvier que, dans un contexte de guerre ouverte entre l’Occident et une partie du monde musulman, ce n’est pas un hasard si les deux camps choisissent les journalistes comme cible de leur barbarie respective, que ce soit de façon cynique comme le font les bourreaux de Daesh ou de manière hypocrite comme l’ont fait les USA en bombardant le siège dAl-Jazira à Bagdad.
Car la France est en guerre et, tôt ou tard, un retour de flamme allait l’atteindre. L’armée française lâche tous les jours des bombes dans le ciel de Syrie et d’Irak. L’affrontement ne date pas d’hier. Il a commencé il y a vingt-cinq ans avec la première guerre du golfe.
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En 2003, Chirac s’était prudemment tenu à l’écart de l’expédition illégale d’un Bush fils parti bille en tête à la recherche de fantasmatiques armes de destruction massive, mais depuis, Sarkozy et Hollande ont endossé à nouveau la liquette des va-t-en-guerre atlantistes. Libye, Mali, Centrafrique, Syrie, Irak… Comme si les ex-puissances coloniales avaient une quelconque crédibilité à l’heure d’exporter la paix et la démocratie à coup de canon !
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Comment interpréter l’affirmation de Manuel Valls, menton en avant, selon laquelle le droit à la satire, à la caricature, au blasphème est non négociable, alors qu’il y a un an, le même matamore interdisait les spectacles de son ennemi préféré, le clown triste Dieudonné ? Comment entendre Houellebecq déclarer qu’on a le droit d’écrire un roman islamophobe sans perdre son sang froid ? Ce Céline aux petits pieds aurait-il pareillement le droit d’écrire un roman antisémite ? Et l’on murmure déjà : Dans ce pays, on peut moquer et insulter les musulmans, pas les juifs.
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Mais que sont ces valeurs occidentales à géométrie variable ?, s’interroge le Brésilien Boaventura de Sousa Santos, docteur en sociologie du droit à l’université Yale. Après des siècles d’atrocités commises en leur nom – de la violence coloniale aux deux guerres mondiales – il serait bon de les questionner. […] La laïcité brandie comme arme contre les populations les plus fragilisées, n’est-ce pas aussi une forme d’extrémisme ? Et les différents extrémismes, s’opposent-ils ou bien s’articulent-ils ? Quelles sont les relations entre djihadistes et services secrets occidentaux ? Pourquoi les djihadistes, aujourd’hui considérés comme des terroristes, étaient-ils des combattants de la liberté quand ils luttaient contre Kadhafi ou El-Assad ? Comment expliquer que l’État islamique ait été financé par l’Arabie saoudite, le Qatar, le Koweit et la Turquie, tous alliés de l’Occident ?
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La perpétuelle présence des troufions de Vigipirate dans les gares depuis plus de trente ans, qui n’a jamais servi à rien, surtout pas à prévenir le moindre attentat, préparait psychologiquement les gens à cet état d’urgence permanent promu comme horizon indépassable. Jeudi 8 janvier, l’expression hagarde des Picards quand le GIGN et le Raid se sont déployés dans leurs villages comme s’il s’était agi du Nord-Mali, révélait ce qu’est être gouverné par la peur. À nous de rappeler qu’il existe d’autres façons de vivre, de se battre et d’influer sur la marche du monde, entre zadisme transeuropéen, socialisation des outils de production, résistances de la paysannerie indigène en Amérique latine et – en plein théâtre des opérations actuelles – insurrection populaire du Kurdistan syrien.

Extraits d’un article de Bruno Le Dantec dans le journal CQFD de février 2015.

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