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Libéralisme autoritaire

Selon l’auteur de L’Énergie de l’État. Pour une sociologie historique et comparée du politique (La Découverte, 2022), Emmanuel Macron s’inscrit dans un courant politique hérité du XIXe siècle : le « national-libéralisme ». « Ce concept renvoie à la tension entre l’État-nation et le système capitaliste international. Il désigne la triangulation entre l’emprise du capitalisme sur les populations, l’universalisation de l ‘État-nation comme forme de domination légitime et la généralisation d’une conscience politique nationaliste. Emmanuel Macron est exemplaire de cette triangulation », explique le chercheur. Entre la fascination pour le Puy du Fou et le « sommet de l’attractivité » Choose France, la tension est, pour Jean-François Bayart, « surmontée parle recours massif et systématique à la répression. »
De quoi dessiner les contours de l’idée de démocratie dans la tête d’un président qui, tient à rappeler le professeur, n’avait jamais eu la moindre expérience électorale avant d’être élu en 2017, face à Marine Le Pen. Une forme démocratique posée sur le socle d’un libéralisme autoritaire, que le philosophe Grégoire Chamayou donne à comprendre dans son ouvrage La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire (La Fabrique, 2018). L’auteur défriche l’origine d’un concept qui théorisait la nécessité, pour une économie libérale, de s’appuyer sur un État vertical et autoritaire.
Dans ce système, la démocratie sert de paravent. Elle est un cadre légitime au sein duquel règne l’ordre capitaliste, débarrassé des contre-pouvoirs et des protestations populaires. Et ne tient debout que par le rituel électoral.
Face à cet acharnement à ne pas considérer la légitimité démocratique de la contestation, il est intéressant de noter la passion que voue Emmanuel Macron aux dites « conventions citoyennes ». Une « innovation démocratique » qui peut « refroidir les passions brûlantes » dans un « moment de trouble », disait-il, le 3 avril, face aux membres de la convention pour la fin de vie. Cette participation citoyenne, telle que le président l’a organisée, s’inscrit pourtant dans un cadre choisi par l’exécutif, conseillé par d’onéreux cabinets privés, et débouche sur des propositions qui ne sont reprises que lorsqu’elles conviennent au pouvoir. Une forme « d’autoritarisme participatif », comme le formule le maître de conférences en science politique Guillaume Gourgues dans « Les faux-semblants de la participation« , un article paru dans La Vie des idées. Cette technique gouvernementale, rappelle-t-il, est beaucoup utilisée en Russie et en Chine. De belles références en matière de démocratie.

Dernière partie d’un article d’Hugo Boursier dans Politis du 25 mai 2023.

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Mensonge, déni démocratique et dépolitisation

« Il ne faut pas que les syndicats restent humiliés de cette séquence », envoie tout de go la Première ministre, le 5 avril. […] En la circonstance, qui est humilié et qui devrait porter au front le rouge de la honte ? La réponse fleurit sur toutes les lèvres : Emmanuel Macron et le gouvernement d’Élisabeth Borne se sont humiliés eux-mêmes et ont humilié notre pays.

Par le mensonge d’abord : Emmanuel Macron s’est abaissé jusqu’à revendiquer d’avoir été élu pour mettre en œuvre la réforme des retraites, alors qu’il doit son élection au barrage républicain contre le Rassemblement national. Il le reconnaissait lui-même le 24 avril 2022 en ces termes : « Je sais aussi que nombre de nos compatriotes ont voté ce jour pour moi, non pour soutenir les idées que je porte, mais pour faire barrage à celles de l’extrême droite. Et je veux ici les remercier et leur dire que j’ai conscience que ce vote
m’oblige pour les années à venir. » Or, de plain-pied dans ces années à venir, il n’a plus ni conscience ni obligation.

Par le déni démocratique ensuite, avec des ministres « experts » qui dégradent le pays tout entier en abaissant le jeu démocratique jusqu’au degré zéro de la délibération.
Par des tours de passe-passe et de procédures cumulées, constitutionnelles mais retorses, allant du choix de la loi de financement rectificative de la Sécurité sociale aux 49.3, 47.1, 44.3, 44.2, désormais nouvelle table de déclinaisons à apprendre par cœur, la représentation parlementaire, les corps intermédiaires et nous, gens dans la rue mobilisés, avons été non pas humiliés, mais déniés, rayés, balayés d’un revers de menton et d’un coup de mépris.

Enfin, par la dépolitisation du langage : le vocabulaire utilisé qui « psychologise » les rapports de force politiques en termes d’humiliation masque et révèle tout à la fois le brutal exercice d’une autocratie. « Ce soir, il n’y a ni vainqueur ni vaincu », conclut Élisabeth Borne, le vendredi 14 avril. Il y a quoi, alors ? Des dominant-es sans foi ni loi, et des pressurisé~es, des rançonné-es jusqu’à leurs plus vieux jours, qui ne lâcheront pas l’affaire et se dresseront contre l’acclimatation aux pratiques, aux idées et au vocabulaire de l’extrême droite, dont la « séquence » de la réforme des retraites n’a été qu’un laboratoire d’expérimentation supplémentaire. Qui, après ça, pense encore que les théories et pratiques de domination sont de vieilles lunes ?

Extraits d’un article de Rose-Marie Lagrave dans Politis du 04 mai 2023.

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Politique Société

Le terrorisme selon Darmanin

Le moment est peut-être venu de flipper un peu sérieusement. Il ne s’agit évidemment pas de se recroqueviller dans la peur : c’est même tout le contraire. Mais le moment est sans doute venu de prendre l’exacte mesure de ce à quoi nous sommes confrontés avec le macronisme – qui libère dans l’époque une violence tout à fait inédite dans le dernier demi-siècle.
Et l’interview de Gérald Darmanin publiée ce 2 avril 2023 par Le journal du dimanche (groupe Bolloré) peut – hélas – nous y aider. Car il appert de cet entretien, où il délire sur « le terrorisme intellectuel » de ce qu’il appelle « l’extrême gauche » (comme il avait déjà fait quelques semaines plus tôt à propos d’un très imaginaire « écoterrorisme »), que ce ministre connu déjà pour ses déclarations homophobes sur le mariage pour tous, pour ses considérations infâmes sur les « troubles » liés selon lui à « la présence de dizaines de milliers de juifs en France » à l’époque napoléonienne, ou pour son aptitude à citer sans ciller un historien antisémite et monarchiste lorsqu’il intervient à la tribune de l’Assemblée nationale – il appert, disais-je, que ce ministre prépare ses clientèles extrême-droitières à des lendemains qui seront, pour nous qui refusons de nous accoutumer aux raidissements autoritaires du macronisme, extraordinairement dangereux.
Car lorsque dans cette hallucinante interview il assimile ses opposant-es à des « terroristes », et installe donc dans le débat public l’idée, elle aussi infâme, selon laquelle ces protestataires appartiendraient au fond au même univers que les tueurs de masse de Daech, par exemple, Darmanin s’apprête évidemment, après avoir déjà fait donner l’armée contre les manifestant-es écologistes rassemblé-es il y a dix jours à Sainte-Soline, à déchaîner contre les rassemblements qui viendront, en même temps qu’il proteste de son attachement au « droit de manifester », une implacable violence policière.
Car bien sûr, avec des opposant-es, on peut en principe échanger. Tandis qu’avec des « terroristes » : on guerroie.
Mais il est vrai aussi que ce frénétique ministre aurait tort de se contenir, puisque aussi bien Le Journal du dimanche, loin de montrer pour ce qu’elle est sa fureur délirante, l’entérine au contraire – et fait dire par son appliqué directeur, dans un éditorial tout à fait orwellien, que Darmanin, confronté au péril de « l’ultragauche », fait preuve d’une admirable « lucidité » et d’un merveilleux « pragmatisme » : la prochaine fois qu’un-e manifestant-e sera mutilé-e par les forces de l’ordre nouveau macroniste, comme tant et tant l’ont déjà été depuis que M. Darmanin siège à l’Intérieur, il faudra avoir aussi une forte pensée pour ces excitateurs à carte de presse.

Article de Sébastien Fontenelle dans Politis du 06 avril 2023.

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Politique Société

La (fausse) démocratie élective

Je ne pense pas qu’il (macron) ait de « vision », au sens où un homme d’État aurait une compréhension historique des événements. Il se comporte plutôt comme un joueur de casino, qui certes a fait de beaux coups (financiers, médiatiques, etc.), mais qui s’est finalement rendu ivre de son pouvoir, jusqu’à plonger tout le pays dans une crise sans retour. Pour répondre à votre question, il faut donc regarder au-delà de l’individu Macron et de ses problèmes de personnalité, pour s’intéresser à ce qu’on pourrait appeler la
« Macronie » : un nouveau continent mental, qui a triomphé avec l’imaginaire de la pandémie. En Macronie, la démocratie est remplacée par un régime électif où le peuple, parce qu’il est considéré comme irrationnel et incapable de se gouverner lui-même, doit se dessaisir (par les élections) de la totalité de son pouvoir.
Cette confusion entre démocratie et élection culmine dans les propos de Bruno Le Maire, le 20 mars dernier sur BFM TV, où il dit en substance : « Je suis un démocrate parce que j ‘ai été élu, je sais donc de quoi je parle, je connais le peuple. » L’idéologie selon laquelle l’élection désignerait les meilleurs est ancienne. Elle a été élaborée par la théorie du gouvernement représentatif (à la fin du XVIIIe siècle), contre l’idée démocratique. Dans ce contexte idéologique, qui est toujours le nôtre, l’élu ne peut pas faire partie du peuple. Le « peuple », c’est la masse des classes modestes, des gens non éduqués que les élus guident avec pédagogie. Or si nous étions dans une véritable démocratie, Bruno Le Maire aurait la surprise de découvrir qu’il fait lui-même partie du peuple ! Mais pour qu’une telle vision le saisisse, encore faudrait-il que nous puissions nous assembler tous ensemble et qu’il soit obligé de s’assembler avec nous.

Extrait d’un entretien de Barbara Stiegler dans Politis du 23 mars 2023.

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Politique Société

La violence légitime de l’Etat

Coma, œil arraché, main déchiquetée, traumatismes crâniens, fractures, hématomes. Entre les manifestations à Sainte-Soline, les 25 et 26 mars, et celles contre la réforme des retraites, la liste des mutilations commises par les forces de l’ordre s’allonge. Et pourtant, les « violences » ne seraient que du côté des contestataires. Un premier mensonge. Tout comme celui qui consiste à dire que les stratégies offensives des cortèges ne sont pas politiques.
La philosophe Elsa Dorlin, autrice de Se défendre (La Découverte, 2017), revient sur cette vision néolibérale d’une démocratie qui doit se tenir sage.

[…]

La violence d’État est létale, au service d’un néolibéralisme mortifère et écocide. Cet usage de la violence est aujourd’hui considéré comme « illégal » par la Ligue des droits de l’homme, Amnesty international, le Conseil de l’Europe. Or, les pratiques de dispersions, d’interpellation (nasse, gazage, grenade, LBD, coups de poing, de matraque, étranglement, fouille, agression sexuelle, viol) demeurent licites sur ordre ministériel et préfectoral ou, du moins, « on laisse faire », sachant que peu de recours à l’IGPN aboutiront.
Ce rapport entre le légitime, le légal et le licite (permis par une autorité ou l’usage, sans nécessairement l’être par la loi) est déterminant.
L’État peut prétendre s’en tenir à un usage légitime de la force dont il revendique le monopole, affirmer agir selon la loi, et pourtant incarner un ordre brutal licite vis-à-vis duquel il n’a pas à rendre de comptes. Cela renvoie à l’illégitimité tout autre usage de la violence (par exemple l’autodéfense des manifestant-es) et inverse la relation de cause à effet de la violence. […]

Tout cela relève d’une politique de la performativité de la violence : les arrestations préventives, les condamnations pour « intention » de commettre une infraction, terroriser et agresser des cortèges avec des armes de guerre, comme à Sainte-Soline, le refus ou le retard de soins aussi ne sont pas seulement une application des codes de procédures, des lois. Ce sont des énoncés qui font, qui fabriquent à proprement parler ce qu’ils disent : des foules, des « meutes », « armées et dangereuses » ; de fait, des corps blessables et tuables. Nombre de politiques, journalistes, éditorialistes offrent un spectacle de contorsion rhétorique pour ne dire aucun mot sur les exactions perpétrées par les « forces de l’ordre ». Qualifier ces dispositifs de « politique du maintien de l’ordre » est aussi une
forme d’amnésie historique qui désaffilie ce que nous vivons aujourd’hui de l’histoire des techniques contre-insurrectionnelies déployées par la France, pour mater les luttes indépendantistes, le mouvement de libération algérienne dans les années 1960, mais aussi en Guadeloupe, en Guyane et en Martinique dans les décennies 1950-1960-1970. Nous nous situons dans un continuum répressif, et ce n’est pas fini.

Extraits d’un article dans Politis du 16 mars 2023.

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Société

La haine de l’émancipation

depuis quelques décennies, les « droites dures » ont, à tout le moins, réussi « à imposer leurs thèmes et leur vocabulaire dans l’espace public », parvenant à conquérir une certaine « hégémonie culturelle et intellectuelle ». Tout en adaptant leur lexique à l’époque pour le rendre présentable, et mieux exprimer leur haine des différences, des corps différents, des genres différents, des minorités, des femmes, des modes de vie différents des leurs.

Car les « réacs 2.0 » d’aujourd’hui se veulent « inventifs, cool et sympathiques ». Et voyez comme ils le sont, à considérer une partie de leur idiome : « virilisme conquérant », « préférence nationale et familiale », « Europe blanche », « identité nationale en butte au « grand remplacement » migratoire ». Toutefois, ils continuent de faire peu de mystère de leur désir de violence : « Nous déclarons la guerre à tout ce qui rend l’Europe malade et risque de la tuer, […] à la fausse idéologie des soixante-huitards. Nous haïssons avec passion votre xénophilie hypocrite. […] Nous voulons être de vrais hommes et de vraies femmes. »

Outre l’adjectif « vrai » pour signifier un essentialisme de comptoir, on notera la haine de Mai 68, qui, avec 1936, fut sans doute le moment où, comme disait Deleuze dans son Abécédaire, « Ils n’ont jamais eu aussi peur ».
Les « Tracts » de Gallimard, qui ont inauguré les nombreuses collections bon marché disponibles aujourd’hui chez tous les éditeurs, sont autant de petits essais, coups de gueule, interventions qui autorisent une vive liberté de ton. Sans mâcher ses mots.

Et François Cusset, historien des idées à l’université Paris-Nanterre, ne tempère pas, à juste titre, sa présentation de la « haine de l’émancipation » et « l’hystérie identitaire » de ces idiots utiles du capital. Mais on aurait tort de lire son texte comme une énième dénonciation ou mise en garde contre ces droites extrêmes qui ont pris pied en Occident et pullulent sur une bonne partie du globe, de l’Inde aux Philippines, de la Russie au Moyen-Orient ou aux États du Golfe. Là où l’exploitation est indissociable du racisme, du sexisme et des discriminations.
François Cusset s’intéresse ici, au contraire, à la jeunesse du monde qui, « face à une adversité ravivée », se lève aujourd’hui aux quatre coins ce la planète, « désireuse de reprendre le travail d’émancipation ».

Extrait de la recension du livre La haine de l’émancipation dans Politis du 16 mars 2023.

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Politique Société

Mépris sexiste à l’assemblée

Comme une impression d’effet miroir.
Alors que la réforme des retraites précariserait encore plus les femmes, pendant neuf jours de débats à l’Assemblée nationale, les attaques sexistes à l’encontre des députées de la Nupes ont fusé. Railleries. interpellations. Commentaires sur la voix, les tenues ou les postures, sur la lecture trop attentive ou bien trop détachée des fiches. Les élus s’en sont donné à cœur joie. Pour intimider, déstabiliser.
Pour faire taire, aussi ? « Dès que je parle, le brouhaha monte. Je suis obligée de crier pour être comprise. Sinon, on ne m’entend tout simplement pas », pointe Sandrine Rousseau, particulièrement ciblée par ce comportement.

Si les replays vidéo de certains moments permettent de se rendre compte de l’attitude de députés -tantôt frappant sur leur pupitre pour gêner l’oratrice, tantôt levant le doigt en hurlant -, les comptes rendus des débats tenus dans l’hémicycle contribuent à documenter ce qui apparaît comme une domination masculine systématique. Selon un comptage exclusif que Politis a réalisé, lorsque la parole des femmes est coupée durant les débats sur la réforme des retraites, c’est 77 % du temps par des hommes. Un chiffre qui grimpe à 79 % lorsqu’on s’intéresse aux prises de parole des députées de la Nupes. Cela, alors que les députés masculins ne représentent « que » 62 % de l’ensemble des parlementaires.
« Plusieurs études ont montré qu’en politique, quand les hommes parlent, les femmes écoutent. Mais la réciproque n’est pas du tout vraie et le brouhaha est important quand elles prennent la parole », explique Catherine Achin, politologue et coautrice de Femmes en politique.

À l’Assemblée, parler et se faire entendre est un sport de combat. Un rapport de force inégal quand on est seule face à plusieurs dizaines d’élus fiers de mener leur entreprise de perturbation. Dans cette arène, la voix est l’instrument du pouvoir à malmener. « La voix aiguë, les députés détestent ça. On nous demande de nous adapter . » « Il faut que tu travailles ta voix », « Essaie d ‘avoir une voix plus grave », « Sois plus posée », décrit Ersilia Soudais, députée insoumise de Seine-et-Marne.
Une violence qui trouve des échos avec celle commise sur les réseaux sociaux. L’élue de la Nupes peut en témoigner. Le 19 février, le président d’honneur de la Licra, Alain Jakubowicz, commente piteusement la tenue de la députée sur Twitter. En réponse, le groupe insoumis, par l’intermédiaire de sa présidente, Mathilde Panot, a écrit à Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée nationale. « Ces attaques nauséabondes prospèrent sur un climat d’intimidation à son encontre qui s’est installé jusque dans l’Hémicycle », indique
ce courrier que Politis a pu consulter.
« Ainsi, chaque prise de parole de Mme Soudais est désormais le théâtre affligeant d’un vacarme nourri de huées, de railleries et d’autres manifestations médiocres, provenant notamment des bancs de la majorité. » Ainsi en va-t-il du député Renaissance Sylvain Maillard, qui lui lance « Arrête de lire ta fiche ! » Ou de Bruno Millienne (Modem), interpellant la députée socialiste Sophie Taillé-Polian : « On se calme, on se calme… » Ou bien encore d’Éric Poulliat (Renaissance), en direction de Sandrine Rousseau : « Arrête de crier, on n’est pas sourds ». Les élus Les Républicains (LR) ne sont pas en reste. Aurélien Pradié, tout fier de proposer une loi sur la mise en place de juridictions spécialisées en matière de violences sexistes et sexuelles, à l’automne dernier, intime, trois mois plus tard, cet ordre à plusieurs reprises à Ersilia Soudais : « Doucement, on respire… » Son collègue de la Manche Philippe Gosselin, sur le même mode : « Calmez-vous, vous allez vous étouffer ».

« Certaines députées de la Nupes n’appartiennent pas au modèle de représentation habituel, la plus emblématique d’entre elles étant Rachel Keke », analyse la politologue Frédérique Matonti, autrice du Genre présidentiel. Enquête sur l’ordre des sexes en politique. « Donc elles sont ramenées au fait qu ‘elles seraient vulgaires, grosses, mal habillées… Ces femmes sont traitées de manière particulièrement virulente car elles ne ressemblent pas aux représentations bourgeoises des élues. »

Début d’un article de Politis du 09 mars 2023.

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(Les vrais) Parasites

J’ai souhaité m’inspirer de cette vogue du développement personnel qui fait vendre beaucoup de livres ces derniers temps. Ce sont des ouvrages où les lecteurs essaient de trouver des solutions à leurs problèmes personnels et qui sont souvent écrits de façon très convaincante, accessible avec des effets performatifs voulus : vous les lisez et vous vous sentez vite un peu mieux ! Je voulais arriver à la même chose, mais sans l’illusion du développement personnel, car celui-ci propose en général des solutions individuelles, voire individualisantes, qui expliquent au lecteur qu’il ne peut pas agir sur le monde qui l’entoure mais qu’il peut, en revanche, travailler sur son rapport à ses émotions. Mon propos choisit une démarche inverse : tout en s’adressant bien à des individus qui rencontrent des problèmes personnels, il s’agit de faire le lien entre ceux-ci et un contexte général, mais qu’ils peuvent transformer collectivement ! Mon idée de développement collectif s’inspire certes de celle du développement personnel, mais pour aller vers des débouchés collectifs. Dire que le collectif est toujours la solution. Plutôt que de tomber dans les pièges du « travaille sur toi-même ! ».

[…] le groupe que vise particulièrement le livre, sans oublier certains groupes satellites dont je parle aussi, c’est celui des 500 plus grandes fortunes (ou familles) françaises. […] Ces 500 familles françaises fortunées sont la cause de beaucoup de nos problèmes : de la dégradation du service public au fait d’être mal payé ou de ne pas trouver de sens à son travail, voire de devoir prendre des antidépresseurs parce qu’on souffre au travail. Il y a ainsi toute une série d’états de souffrance, physiques et mentaux, qui sont dus au fait que l’on vit dans un système de domination économique chapeauté principalement par ces 500 familles. C’est pourquoi il est vraiment nécessaire de toujours rechercher où sont leurs responsabilités et de les leur attribuer, au lieu de se flageller soi-même, de se dire, par exemple, « c’est l’humanité en général qui est ainsi », « l’homme est un loup pour l’homme », ou je ne sais quelle autre formule toute faite… Non. Il s’agit de bien montrer qu’une grande partie de nos problèmes sont liés à la prospérité de ces 500 familles
françaises, et des autres du même type au niveau mondial.

[…] on associe trop souvent le parasitisme aux classes populaires, supposées être « assistées ». C’est bien du parasitisme, dans le sens où il s’agit d’un corps qui se nourrit d’un autre, à son détriment, et ne vit que grâce à l’autre. C’est exactement ce qui se passe avec le capitalisme, dans le sens où la classe possédante se nourrit du travail des autres.
Mais j’ai montré aussi qu’il y a une forme de parasitisme politique puisque la bourgeoisie française est très subventionnée, grâce à un État-providence pour les possédants qui prend soin des actionnaires privés, les finance en partie, leur cède des entreprises publiques privatisées. Et puis, bien sûr, il y a ces 157 milliards d’euros d’exonérations, de crédits d’impôts et d’aides publiques dépensés chaque année en leur faveur, qui montrent que, là où on dépense le plus, ce n’est pas pour l’hôpital, mais pour ces grandes entreprises privées. La réforme des retraites est d’ailleurs faite pour cela, comme l’avaient dit dès septembre 2022 Bruno Le Maire et d’autres ministres très explicitement : il s’agit d’économiser sur la protection sociale afin de permettre à l’État de dégager des marges budgétaires pour maintenir ce qu’il donne aux entreprises.
En fait, on pourrait résumer les choses ainsi : derrière chaque fortune française (ou quasiment), il y a un héritage et une entreprise publique privatisée. Ce ne sont donc pas du tout des self-made-men et, d’ailleurs, c’est aussi le cas aux États-Unis, comme le montre un tout récent livre d’Anthony Galluzzo, Le Mythe de l’entrepreneur. Défaire l’imaginaire de la Silicon Valley.

[…] Les bourgeois se présentent toujours comme étant le « camp de la raison », avec souvent un économiste en costume et petites lunettes qui a l’air très sérieux et qui produit un effet d’intimidation pour le reste de la population. Il vient alors nous expliquer qu’ « il n’y a pas d’alternative » à leur politique de classe en faveur de la bourgeoisie. […] À la télévision, on ne voit quasiment que des bourgeois, des sous-bourgeois et des gens qui les défendent, omniprésents et bien plus représentés que leur proportion réelle dans la population.

Extraits d’un entretien de Nicolas Framont dans Politis du 16 février 2023.
Liens : Parasites et Frustration.

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Politique Société

Les ultra-riches vont sauver notre environnement

Jeff Bezos, Bill Gates, Richard Branson veulent-ils vraiment sauver la planète ou seulement leurs profits ? Dans son livre captivant Fin du monde et petits fours, Édouard Morena, chercheur en science politique, révèle l’intoxication du monde écologiste par ces grandes fortunes qui mettent tout en œuvre pour apparaître comme des héros du climat. La conclusion est limpide et radicale : « Fin du monde, fin du mois, fin des ultra-riches : même combat ! »

Depuis 2018, les mouvements climatiques ont pris une nouvelle ampleur, notamment grâce à des figures telles que Greta Thunberg et des organisations comme Extinction Rebellion ou Fridays for Future. Comment les ultra-riches ont-ils réagi face à ces offensives ?
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, plutôt que de considérer ces mouvements comme une menace, les élites climatiques que j’ai étudiées les ont vus comme une opportunité d’entretenir le sentiment d’urgence. Elles ont cherché à instrumentaliser l’urgence climatique incarnée par ces mouvements pour imposer leur vision du monde et de la transition, et ainsi écarter des projets de société alternatifs. Elles entretiennent un savant dosage entre la peur liée à l’urgence climatique et l’espoir qui viendrait d’acteurs privés, d’entreprises ou de milliardaires philanthropes. Apparaître sur une photo aux côtés de Greta Thunberg fait partie de leur stratégie d’affichage de leur engagement pour le climat. Tout comme la présence de cette dernière au Forum économique de Davos ou celle d’Aurélien Barrau à l’université d’été du Medef, qui contribuent à légitimer ces espaces et à renforcer l’idée que la solution viendra nécessairement de ces grands-messes des élites économiques et politiques mondiales. Même si ces activistes tiennent un discours offensif ils sont ovationnés. Les élites sont prêtes à encaisser les coups venant de ces personnes parce qu’in fine cela les fait passer de l’état d’horribles acteurs du monde économique à celui de sauveurs de la planète.

[…]

Pour eux, il est primordial de donner une valeur, un prix à quelque chose pour qu’il mérite d’être sauvé. Ainsi, il faut donner une valeur au carbone stocké dans la nature. Ensuite, ils se focalisent sur l’innovation, car beaucoup sont ancrés dans le secteur des nouvelles technologies, et en particulier de la Silicon Valley. Ils s’appuient parfois sur des technologies très anciennes comme l’éolien ou le solaire, mais leur valeur ajoutée réside dans l’utilisation de l’informatique pour tisser des réseaux intelligents et ainsi gérer de manière plus efficace ces technologies. Enfin, ils ont une vision spécifique du rôle de l’État. Ils ont toujours un discours assez critique sur l’aspect trop bureaucratique et inefficient de la puissance publique afin de renforcer l’idée que les acteurs non étatiques (investisseurs et entreprises privées) sont les moteurs de la transition. Mais attention, il ne s’agit pas d’affirmer que l’État est inutile : selon eux, son rôle est de prendre en charge les risques associés à la transition bas carbone, et de tout faire pour inciter à la redistribution de la richesse publique vers des acteurs privés. Des économistes comme Maxime Combes, coauteur d’Un pognon de dingue, décryptent les décisions de cet État social d’un genre particulier qui injecte beaucoup d’argent dans l’économie en le donnant aux grandes entreprises et aux riches plutôt qu’aux plus vulnérables. Il faut souvent couper dans les budgets de la santé ou des retraites pour financer des crédits d’impôt ou des aides aux investisseurs privés. L’engagement de ces élites concerne donc pleinement certaines politiques publiques.

Extraits d’un entretien d’Édouard Morena réalisé par Vanina Delmas dans Politis du 02 mars 2023.

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Économie Politique

Capital et travail

L’objectif de la réforme des retraites qu’Emmanuel Macron veut imposer est purement financier : maintenir les dépenses de retraites à leur niveau actuel, en dessous de 14 % du PIB. Ce qui entraînera, en raison du vieillissement de la population, une baisse du niveau moyen des pensions par rapport à l’ensemble des revenus d’activité. En d’autres termes, comme le remarque le Conseil d’orientation des retraites, le niveau de vie des retraités diminuera par rapport à l’ensemble de la population.
L’argumentaire néolibéral du pouvoir macronien et de la Commission européenne est que les retraites ont un poids excessif et contribuent aux déficits publics qu’il convient de réduire à tout prix.
Or, si 1’on analyse de près l’évolution des comptes publics, on voit que les causes principales des déficits sont ailleurs. Leur augmentation, ces dernières années, provient d’abord de l’érosion des recettes publiques, dont le poids en pourcentage du PIB n’a cessé
de diminuer. Ainsi, de 2007 à 2021, les recettes fiscales de l’État sont passées de 14,2% à 12,2% du PIB.
Cette érosion est due aux baisses d’impôts et de cotisations sociales, principalement en faveur des entreprises et des ménages les plus riches. Cette politique anti-impôts s’est accélérée pendant l’ère Macron, notamment avec la suppression de l’ISF et des impôts de production sur les entreprises.
Mais il faut aller plus loin dans l’analyse des comptes publics. Contrairement au discours officiel, largement repris dans les médias, les retraites sont loin d’être le poste des dépenses publiques dont la progression est la plus forte. Ce record est détenu par les aides publiques aux entreprises (APE), dont la croissance a été de 5 % par an en termes réels (hors inflation) entre 2007 et 2021, soit 2,5 fois plus que les dépenses de retraite.
Or les APE – subventions publiques, crédits d’impôt et baisses de cotisations sociales patronales – posent un double problème. D’une part, il est reconnu qu’elles sont peu efficaces. Ainsi en est-il des baisses de cotisations sociales permises par le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), qui a été pérennisé par Emmanuel Macron. D’autre part, les APE contribuent à déséquilibrer les comptes de l’État et de la protection sociale, dont font partie les retraites. Prompt à imposer l’austérité à l’assurance-vieillesse ainsi qu’aux services publics, le gouvernement s’oppose à tout débat public sur la pertinence des APE, dont le poids est devenu exorbitant, estimé à 160 milliards d’euros par an, soit 6,4 % du PIB, et qui bénéficient surtout aux grandes entreprises.
Il y a bien deux poids, deux mesures pour le travail et le capital… .

Article de Dominique Plihon dans Politis du 16 février 2023.