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Économie Société

Robots et exosquelettes

« Les robots libèrent les travailleurs », « des exosquelettes permettent de porter les charges lourdes » pour les ouvriers assurent les Macronistes ? Mais que disent les chiffres ?
« La part des salariés qui subissent trois contraintes physiques est passée de 12 % en 1984 à 34 % aujourd’hui. » Je suis tombé sur cette statistique dans un bouquin, La Sobriété gagnante. Ça m’a sidéré, car c’est contre-intuitif : on se dit que le travail, avec les ordinateurs, le numérique, s’est si bien allégé. Ça m’a tellement stupéfait, que j’ai douté. Je suis allé voir dans le rapport en question, on ne peut plus officiel, une note de la Dares, le ministère du Travail, de décembre 2017, intitulée « Quelles sont les évolutions récentes des conditions de travail et des risques psychosociaux ? »
Eh bien si : de 12 % à 34 %.
Ça triple presque, pour ces cinq contraintes : « rester longtemps debout, rester longtemps dans une posture pénible, effectuer des déplacements à pied longs ou fréquents, devoir porter ou déplacer des charges lourdes, subir des secousses ou des vibrations ». Mais pire. Ça grimpe de 13 % à 46 % parmi les employés de commerce et des services, de 23 % à 60 % parmi les ouvriers qualifiés, de 21 % à 63 % parmi les non-qualifiés.
Parmi eux, 38 % sont exposés à un bruit intense, 40 % sont au contact de produits dangereux, 66 % respirent des fumées ou des poussières. On est très loin du travail dématérialisé…
J’en discutais avec Christine Erhel, économiste du travail, auteure du (formidable) rapport sur « les travailleurs de la deuxième ligne ». Ces données ne l’ont pas surprise : « C’est une chose très connue, très documentée parmi les chercheurs qui s’intéressent aux conditions de travail. Les contraintes, dans la logistique par exemple, se sont renforcées. C’est du néo-taylorisme…
– On est encore plus dans Les Temps modernes, finalement ?
– Oui. Ceux qui disent que les robots libèrent les travailleurs, ce n’est pas vrai, ça empire.
Amazon en est l’illustration, l’homme y devient un appendice de la machine, pour reprendre les termes de Marx.
– Est-ce qu ‘il y a moins pire ailleurs ?
– Oui, dans les pays Nordiques, la Suède, le Danemark…
– Ça lasse. Ce sont toujours les mêmes.
– Eh oui, mais il existe bel et bien d’autres cultures managériales. »
Je pose cette question ici, bien sûr, parce qu’elle est capitale dans le débat sur les retraites. Si le travail était « magique », comme le rêve la start-up Nation, léger et doux, pourquoi ne pas faire deux années supplémentaires, ou même plus ?
Mais non. C’est l’inverse qui se produit. Sur les corps, mais aussi sur les esprits. Ainsi, les contraintes de rythme (« Devoir toujours ou souvent se dépêcher, des délais à respecter en peu de temps, interrompre une tâche pour une autre non prévue, situation de tension avec public… ») ont explosé : de 6 % en 1984 à 35 % aujourd’hui.
+ 20 points pour les cadres,
+ 30 points pour les intermédiaires,
+ 27 points pour les employés,
+ 45 points pour les ouvriers qualifiés.
Le travail est ainsi devenu plus intense. Physiquement, mais également psychiquement. D’où le refus, massif, aujourd’hui, qu’il soit en plus rallongé.

Article de François Ruffin dans le journal Fakir de mars 2023.

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Économie

La sobriété gagnante

La mondialisation a produit, pour la France, sous couvert de « compétitivité », une mise sous perfusion de notre économie. La perte de notre industrie a engendré un déficit commercial colossal : 60 milliards en année normale, le double aujourd’hui avec la crise de l’énergie.
Surtout, évidemment, cette délocalisation de nos usines a produit un chômage de masse : les classes populaires se sont retrouvées hors production, hors compétition, incapables de lutter avec leurs homologues de l’Est, Europe ou Asie. Leurs revenus du travail ont donc été remplacés, en partie, par des prestations sociales : en 1975, un quart des allocations allaient aux 10 % les plus pauvres. C’est désormais la moitié. Et pour maintenir leur travail, quand même, on a allégé puis supprimé les cotisations sur les bas salaires.
Avant que, avec le revenu d’activité, l’État ne les paie carrément…
Les entreprises ? Pour les rendre plus « compétitives », pour qu’elles exportent, nous avons baissé leurs impôts (sur les sociétés, de production, ISF, Flat tax, Exit tax pour leurs détenteurs, etc.). Nous les avons subventionnées, avec le CICE, le Crédit Impôt
Recherche : une étude vient de chiffrer ces aides à 160 milliards d’euros chaque année.

Et idem pour l’agriculture, aujourd’hui sur-subventionnée. Les emplois domestiques, subventionnés, via des crédits d’impôts. Le logement, subventionné, côté propriétaire, avec les niches fiscales. Côté locataires, subventionnés, avec les APL. Et maintenant les carburants, le gaz, l’énergie, subventionnés. C’est désormais toute la société qui est subventionnée.
Et l’on aboutit à ce paradoxe : d’un côté, des impôts, notamment locaux, ou sur la consommation, sur les particuliers, en hausse. Mais qui servent, pour l’essentiel, à des transferts, à des subventions. Et du coup, à l’autre bout, le budget des hôpitaux, des écoles, des tribunaux, des transports, de l’éducation, etc., qui stagne voire diminue.
[…]
Comment sortir de cette spirale infernale ? D’accord avec l’auteur, et depuis longtemps, nous répondons « protectionnisme » : il faut rebâtir une base industrielle, qui à la fois redonne des emplois productifs et nous épargne une dépendance à l’égard de l’étranger. C’est devenu une évidence avec la crise Covid, avec les masques, les surblouses, les médicaments, que nous étions impuissants à produire, que nous attendions passivement de l’étranger.
Deux années plus tard, nous en sommes toujours au même point : pénurie de paracétamol et d’antibiotiques, à cause de « principes actifs » fabriqués à 80 % en Inde ou en Chine.
Nous devons nous réarmer, sortir des secteurs entiers du libre-échange.

Mais Benjamin Brice complète avec un autre volet : plutôt que de chercher à exporter, à être « compétitif » à tout-va, et en permanence échouer, les gouvernants devraient également se soucier de moins importer. Comment ? En agissant sur la consommation. Au fond, depuis quelques décennies, notre perte industrielle est devenue telle que, dès que nous consommons, nous importons. C’est 18 milliards de déficit commercial, ainsi, de mémoire, sur l’informatique, l’électronique.
Pour juguler cette hémorragie, nous devons moins consommer.
Or, note-t-il, la « société de consommation » a rendu cette consommation sacrée. Comme si c’était le marché qui en décidait, hors d’atteinte de la démocratie. Côté ordinateurs, téléphones portables, par exemple, nous devons empêcher l’obsolescence, favoriser les
réparations, ne pas céder aux sirènes du nouvel iPhone. Cette économie vaut, bien sûr, d’autant plus sur l’énergie : voilà qui réclame, pour les déplacements, des voitures moins lourdes, avec moins de gadgets connectés à tout-va, énergivores. Voilà qui exige, pour les logements, qu’ils soient isolés, qu’on ne chauffe pas le ciel.
L’impératif écologique rejoint, ici, le souci d’économie. […]

Extraits d’un article de François Ruffin dans le journal Fakir de décembre 2022, qui s’exprime au sujet du livre La sobriété gagnante.

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Économie

Pénurie générale de main d’œuvre

Les Échos dressent un tableau de cette « pénurie générale de main d’œuvre » : « soignants, forgerons, pharmaciens, data analystes, menuisiers, mécaniciens, aidants, couvreurs-zingueurs »… « Agacé » par ces manques, houspillé par le Medef, Macron et son gouvernement apportent en hâte leur réponse : une énième réforme de l’assurance-chômage. Les demandeurs d’emploi ont trop de droits, trop longtemps. Voilà qui bloque le marché du travail, leur retour au boulot.
En Commission, un député Marcheur proteste: « On manque d’aides à domicile pour s’occuper des personnes âgées… Et un directeur, la semaine dernière, me racontait qu’un intérimaire avait refusé un poste ! »
Quel scandale, en effet : refuser un poste à 800 € par mois, avec une amplitude de tôt le matin à tard le soir, avec bien souvent deux week-ends sur trois occupés… Il faut donc flexibiliser, fluidifier pour que le cariste à Maubeuge se fasse serveur à Cannes. Les allocations Pôle Emploi feront l’objet, désormais, d’une cotation variable, un genre de Bourse, avec un algorithme. Voilà leur diagnostic, et leur solution.

Les nôtres, maintenant : depuis quarante ans, le travail est maltraité, réduit à un coût, et un coût à réduire. Depuis quarante ans, surtout pour les métiers populaires, les salaires sont « modérés », la sous-traitance encouragée, les horaires découpés, la précarité installée. On ne parle plus de « métier », avec des savoir-faire, des qualifications, un statut, mais d’ « emploi ». Qui devient des bouts de boulot, à cumuler.
Plus nos dirigeants célèbrent « la valeur travail » dans les mots, plus ils l’écrasent dans les faits : de loi en loi, le travail est dépouillé de ses droits, de ses règles. Et c’est la main invisible du marché qui doit réguler tout ça.
Eh bien, on le voit, ça ne marche pas. Que fait la main invisible du marché ? Elle étrangle les uns et donne tout aux autres.

Que devons-nous faire ?
Desserrer cette main, lui opposer notre volonté, des règles, des droits, statuts et revenus, qui assurent non seulement salaire et horaires aux travailleurs, mais au-delà : leur respect.

C’est le grand choix, devant nous : le marché ou la volonté ? Le marché qui conduit au chaos, ou la volonté qui pose des règles ?
Il nous faut une volonté. La volonté d’investir, la volonté de recruter des centaines de milliers de travailleurs, de diffuser des pubs à la télé comme pour l’armée de l’air. Un exemple : les passoires thermiques. « Vous voulez rendre service à la France et à la planète ? Lutter contre le réchauffement climatique ? Engagez-vous comme travailleurs du bâtiment ! », pour que les jeunes entrent dans cette voie avec fierté, avec conviction, et avec des avantages : 2000 € par mois minimum, une semaine de congés en plus, la garantie à 50 ans d’une seconde carrière, parce que oui, maçon, couvreur, plaquiste, carreleur, dans tous ces métiers, bien souvent, à cinquante ans, on a le dos brisé.

Et idem pour l’énergie : le marché, ou la volonté ? Pendant des décennies, et sans souci, le tarif de l’électricité était réglementé. Mais voilà que l’Europe, et Sarkozy, et Hollande, et Macron, y ont introduit le « marché », et ça donne quoi ? Des cours qui bondissent, des factures qui explosent, pour les ménages mais aussi les mairies.

Extrait d’un article de François Ruffin dans le journal Fakir de septembre 2022.

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Économie Politique

Rationnement pour la majorité, orgie pour quelques uns

[…] C’est l’humain, au final, qui est rationné. La seule chose qui n’est pas rationnée, dans ce système (EHPAD), ce sont les profits, par centaines de millions. Une marge bénéficiaire de 25 % ! Et les revenus du directeur, 1,3 million annuel, le double en parachute doré.
Des ministres aux journalistes, des députés aux plateaux télés, chacun crie au scandale. Et avec raison, car c’en est un : nos fins de vie valent mieux que leurs profits ! Mais c’est notre pays tout entier qui est un scandale. Dans les hôpitaux, on rationne les lits, le personnel, les compresses, depuis vingt années. Dans l’Education nationale, on rationne, 8 000 enseignants en moins sous le mandat Macron, l’équivalent de 175 établissements fermés.
Les bas salaires, on les rationne, pas de coup de pouce au Smic, et pour « ces hommes et ces femmes sur qui le pays repose tout entier », comme causait le Président, mais que « nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal », un mini-pourcentage ou rien du tout. Tout ça, Macron le rationne – comme les couches chez Orpéa. Il faut se serrer la ceinture, voilà leur mot d’ordre, partout.

Sauf là-haut. Là-haut, c’est l’orgie. Là-haut, on se déboutonne. Là-haut, il n’y a plus de limite. « Les entreprises du Cac 40 annoncent des bénéfices record », indique Le Monde. Total, avec 15 milliards de bénéfices, va faire du jamais vu, jamais connu – alors que les prix à la pompe ont grimpé de 40 % en six mois. Et à qui tout cela va ? « Les géants du CAC40 ont récompensé leurs actionnaires comme jamais en 2021 », titre Les Échos. Et la fortune des cinq plus riches familles françaises, Arnault, Pinault, Bettencourt, Wertheimer (Chanel), Hermès, ont quasiment triplé en cinq années de Macron.

Aucun rationnement, là. Et Macron, en président du C.A. ne dit rien devant ce pillage. Au contraire, il l’encourage, avec la suppression de l’Impôt sur la Fortune, la baisse de l’impôt sur les sociétés. Des milliards, des centaines de milliards, qui pourraient aller pour les bas salaires.

Qui pourraient aller, aussi, surtout, pour notre santé, pour l’éducation de nos enfants, pour l’accompagnement de nos aînés. Voilà le Scandale, le scandale majeur, le Scandale à majuscule. Gros comme une vache au milieu du couloir, et qu’ils voudraient pourtant rendre invisible, normal, banalisé, inscrit dans le paysage.

Extrait d’un article de François Ruffin dans le journal Fakir de février 2022.

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Politique

Le tout-technologique et le scientisme macronien

Quelle est la solution privilégiée pour lutter contre le changement climatique ?
À cette question, les Français répondent à 53 % par: « une modification de nos modes de vie ». Et à 29 % par : « le progrès technique et les innovations ». Avec sa « stratégie France 2030 », Emmanuel Macron répond franchement, il fait un pari pour le pays : pour lui, c’est par « le progrès technique et les innovations », à 100%.

« Le premier grand défi, énonce le Président, dans son long discours, c’est évidemment le défi climatique, environnemental, c’est-à-dire le problème à la fois des dérèglements climatiques et de la raréfaction de la biodiversité. »
Jusqu’alors, comme il le souligne, il y a « consensus ». On est tous d’accord.
Mais comment compte-t-il l’affronter, ce « grand défi » ? La « nature » n’est pas évoquée, absente de la prose présidentielle. À vrai dire, en toute honnêteté, le mot « nature » apparaît une fois : pour « la nature des dépenses publiques ».
L’ « eau », c’est à nouveau zéro, alors que c’est une immense angoisse, quand même, les rivières à sec. L’ « air », lui aussi, ne surgit qu’une fois pour : « armée de l’air ». Et évidemment, ni « poisson », ni « oiseau », ni « abeille ».

C’est un autre vocabulaire qu’on retrouve :
La « technologie » (23 occurrences).
Les « innovations » (84 occurrences).
Les « ruptures » (35 occurrences).
L’ « accélération » (36 occurrences).
Voilà les solutions au « grand défi » !

À partir de cette poignée de vocables, on peut composer des phrases macronistes : « Nous vivons une extraordinaire accélération du monde, de l’innovation et des ruptures. » « Innovations de rupture, innovation technologique et industrialisation sont beaucoup plus liées
qu’on ne lavait intuité jusqu’alors. » « Quand on se désindustrialise, on perd de la capacité’ à tirer de l’innovation dans l’industrie et donc de l’innovation, même incrémentale, et c’est celle-ci qui nourrit le dialogue avec les innovations de rupture. » « l’innovation de rupture a complètement comprimé son temps entre l’invention et son industrialisation. » « L’ensemble des acteurs partout dans le monde sont en compétition instantanée, pour en quelque sorte réduire le temps qu’il y a entre l’idée géniale et l’idée de rupture et la possibilité pour que celle-ci change les pratiques. »

C’est vrai, j’éprouve une forme de jouissance, d’ivrognerie, à copier-coller des passages de la prose présidentielle. Peut-être me trompe-je, mais il me semble qu’à isoler ses syntagmes ainsi, à les placer sur le papier, le ridicule éclate, l’arrogance avec, de cette
langue si vide, si creuse, si nulle, qui se veut savante. Je ne parviens plus à m’arrêter !
« Nos grands groupes industriels vont survivre, se transformer et gagner la partie grâce à l’innovation de rupture de start-up qu’ils auront incubées ou qu’ils auront rachetées ou avec lesquelles ils auront des partenariats. » « Dans ce temps d’accélération, il nous faut bâtir les termes d’une crédibilité qui nous permette justement d’accélérer l’investissement public dans l’innovation, l’innovation de rupture et la croissance industrielle parce que c’est le seul moyen dans le même temps, de construire la production et la croissance. »
« Nous devons réinvestir pour être à la pointe de l’innovation de rupture. » « Nous devons absolument nous préparer à des technologies de rupture. » « Des startup et des PME qui sont en train de proposer des innovations de rupture. »

C’est un homme, donc, qui produit ces phrases, et pas un logiciel d’écriture automatique.

Début d’un article de François Ruffin dans le journal Fakir de décembre 2021.

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Société

Libéralisme autoritaire

Sa présidence a révélé un autre visage, et deux crises m’ont bousculé, m’ont fait basculer.
Les Gilets jaunes, d’abord. Quand, d’un samedi au suivant, durant des mois, les estropiés, les mains arrachées, les crânes ouverts, les yeux crevés, sont enregistrés comme une banalité, quand des Français sont, pour le port de leur chasuble, frappés à terre, et avec le silence, avec l’approbation du Président, c’est pour moi un tournant.

Le Covid, ensuite. Avec le chef de l’État qui apparaît, un soir, et déclare le confinement, les papiers à remplir pour sortir, les parcs et les jardins fermés, l’interdiction de se balader en forêt. Dans un premier temps, comme beaucoup, je l’ai accepté, au vu de l’urgence. Et en même temps, j’ai ressenti l’extrême violence du Pouvoir, sa formidable puissance, soudain autorisé à vider l’espace public, à pénétrer dans notre vie privée, dans notre intimité.
Quand ces manières sont revenues à l’automne, se sont prolongées en hiver, et encore au printemps, et durant plus d’un an, avec un Prince qui apparaît sur nos écrans à 20 h et gèle ou dégèle nos vies à sa guise, avec des re-confinements, re-déconfinements, re-re-confinements, avec des couvre-feux à 2O h, 19 h, 21 h, oui, je le crains : nos libertés sont malmenées, en danger. Le Pouvoir prend là de sales habitudes, qu’il ne perdra pas tout seul : il faut l’y contraindre…

Ce choix de gestion, par l’arbitraire du chef, ne relève pas du hasard, de l’improvisation. Ils étaient prêts à ça, à l’invasion du distanciel et des QR-codes, à la démocratie confinée. Il ne me reste plus tellement de place, et on y a déjà consacré un dossier ici, autour du livre de Grégoire Chamayou, La Société ingouvernable, mais nous vivons l’avènement du « libéralisme autoritaire » : libéral avec les entreprises, autoritaire avec les citoyens.

Pourquoi ce resserrement ? Parce que, d’abord, les dominants se préparent à affronter des crises écologiques, d’une ampleur immense, le Covid n’étant qu’une amorce, et qu’ils ne sont pas prêts à lâcher le manche, à partager l’accès, demain, à l’énergie, à l’eau, à l’air.
Parce que, surtout, massivement, profondément, les Français désirent autre chose.
« Concurrence », « croissance », « mondialisation », ces mots de nos élites sont usés, presque morts, ils ne font plus envie. Chaque sondage en témoigne, que nos concitoyens préféreraient « ralentir » (58 %) plutôt qu’ « accélérer », avoir un « cocon pour leur famille » (63 %) plutôt qu’une « maison connectée » (15 %), affronter le péril environnemental en « changeant notre mode de vie » (55 %) plutôt qu’en misant sur la « technologie » (21 %),..
Pourtant, vers quoi nous conduisent nos dirigeants ? Vers l’inverse : il faut « accélérer », même droit dans le mur, avec de la « technologie » partout… C’est une tension immense qui apparaît, dès lors, entre les désirs, êtouffés, muets, des gens et la volonté d’acier d’une oligarchie, déterminée, organisée.

D’où le recours, désormais évident, patent, à la « force de coercition », pour nous pousser sur un chemin qui nous lasse, que nous refusons, auquel, au mieux, au pire, nous nous résignons. Eux combattent les deux, désormais, avec discrétion bien sûr, en le faisant sans le dire : l’Égalité et les Libertés. D’où l’impératif, pour nous, aujourd’hui, comme pour nos pères de 1789, de lier les deux, de défendre les deux – pour se choisir, ensemble, un autre chemin, plus humain.

Extrait d’un article de François Ruffin dans le journal Fakir de septembre 2021.

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Politique

Le pragmatisme du Rassemblement National

Le CAC40 vient de verser, cette année, en pleine crise sanitaire, 51 milliards d’euros aux actionnaires : le budget de tous nos hôpitaux ! Qu’en dit Marine Le Pen ? Rien. Pas un mot. Pas un tweet. Pas un communiqué du Rassemblement national. Le même silence que Macron.

En un an, les milliardaires français ont vu leur fortune bondir de 55 %. Plus 135 milliards d’euros. Alors que le pays compte un million de pauvres en plus. Qu’en dit Marine Le Pen ? Rien. Pas un mot. Pas un tweet. Pas un communiqué du Rassemblement national. Le même silence que Macron.
D’après les « OpenLux », 15 O00 Français, les plus riches bien sûr, Hermès, Mulliez, Arnault, cachent leurs millions au Luxembourg : 100 milliards en tout, l’équivalent de 4 % de notre PIB. Qu’en dit Marine Le Pen ? Rien. Pas un mot. Pas un tweet. Pas un communiqué du Rassemblement national. Le même silence que Macron.
La dette, dit-elle, « il faut la rembourser » – comme Macron.
Le Smic ne sera pas augmenté – comme Macron.
Les mots « inégalités », « riches », « pauvres », « précaires », « fortune », « intérim », ne figurent pas dans son programme – comme Macron.

Oubliée la Marine Le Pen qui, il y a dix ans, en mars 2011, prenait la tête du Front national, avec des accents nettement plus batailleurs : « L’État est devenu l’instrument du renoncement, devant l’argent, face à la volonté toujours plus insistante des marchés financiers, des milliardaires qui détricotent notre industrie et jettent des millions d’hommes et de femmes de notre pays dans le chômage, la précarité et la misère. Oui, il faut en finir avec le règne de l’argent-roi ! »
Aujourd’hui, c’est avec « pragmatisme » qu’elle s’adresse à la Banque centrale européenne, et à toutes les banques.

C’est comme si la fusée Marine Le Pen se construisait par étages. Le premier est hérité du père : le Front national, c’est le parti qui lutte contre les étrangers, les émigrés, les réfugiés. C’est acquis, inscrit dans la conscience des électeurs. Inutile pour elle d’insister, donc, quand elle reprend le FN. Mieux vaut ajouter le second étage : social, pour s’arrimer les classes populaires. Aujourd’hui, c’est chose faite : dans les terres ouvrières du Nord, elle est devenue la députée des oubliés, des humiliés.
Vient donc le moment du troisième étage : rassurer les portefeuilles. Ne plus avoir les dirigeants des entreprises, des médias, contre elle. Donner des gages aux financiers. Non plus seulement « dédiaboliser » mais se normaliser, s’inscrire dans le paysage, épouser l’establishment : soyez sans crainte, ce sera « business as (presque) usual ». Voilà la petite musique qui monte : Marine Le Pen comme seconde face du macronisme, « l’autre candidate des riches ».

Article de François Ruffin dans le journal Fakir de juillet 2021.

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Économie Politique

Uber et Deliveroo

Une des premières victoires qui a eu un retentissement est celle d’ABS, l’an dernier, en Californie, où tous les jobs des travailleurs ont été requalifiés en contrats de travail. Au Parlement européen, j’ai rencontré les lobbyistes d’Uber et de Deliveroo.
Eh ben je peux te dire que leur gros flip, c’est que ça se passe comme aux États-Unis…
[…]
Le 12 décembre 2019, on a fait venir 80 coursiers à vélo au Parlement, mais aussi des taxis espagnols, des chauffeurs de Californie, une mobilisation énorme. Ils ont fait une AG, ont interpellé la Commission européenne. Dans l’entourage du commissaire, ils disent que ça les aide, dans le rapport de forces. Et là, je me suis rendu compte qu’il y avait en fait vachement plus de consensus que ce qu’on pensait, sur cette question. Même à droite, on trouve des alliés, faut les chercher, OK, mais on en trouve. On crée un arc de forces.
En fait, seuls les macronistes sont contre, vent debout !
[…]
Beaucoup de livreurs ont compris une chose, désormais : leur statut, c’est une vraie porte d’entrée pour casser le code du Travail : de faux indépendants, qui sont tous pris pour des salariés. Mais chez Uber et autres, ils ne veulent pas du salariat. Le piège dans lequel ils veulent nous amener, c’est ce qu’on appelle le « troisième statut ».
[…]
Une sorte de statut entre indépendants et salariés. En fait, il légalise le fait que ces chauffeurs sont des indépendants, avec un petit peu de protection sociale. Bref, on institutionnalise la précarité. Et c’est un vrai piège, du pain béni pour les plateformes. Bien sûr qu’elles sont d’accord pour prendre à leur charge un tout petit peu de protection sociale, avec une charte par exemple : ça les exonère de tout ! Ça leur évite des procès !
[…]
Pour le lobbyiste de Deliveroo, Macron, c’est le modèle… D’ailleurs, Sylvie Brunet, une eurodéputée, est clairement envoyée par l’E1ysée pour ce faire. Tout le monde est d’accord pour progresser, aller dans le bon sens, sauf elle, qui ralentit les choses. Déjà, la loi LOM, la loi d’orientation des mobilités, de fin 2019, voulait protéger les plateformes, avec une charte contre tout risque de requalification des emplois en contrats de travail. D’ailleurs, les lobbyistes à Bruxelles regrettent que le Conseil constitutionnel n’ait pas validé l’idée…

Extraits d’un entretien de Leïla Chaibi dans le journal Fakir de décembre 2020.

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Santé Société

5G, le progrès, la compétition

[…] l’Union européenne préfère se baser, pour guider sa réflexion et ses investissements, sur les tests de l’industrie elle-même. Qui concluent soit à l’innocuité des ondes, soit qu’on ne peut rien prouver, qu’on ne sait pas trop, que tout est relatif, et inversement. Des études qui étaient déjà bidonnées pour les portables […]

En revanche, quand les structures indépendantes se penchent sur la question, elles tranchent. Le National Toxicology Program, sans lien avec l’industrie, coordonne depuis dix ans les travaux en toxicologie de plusieurs agences d’État aux États-Unis. Elle estime qu’il existe des « preuves évidentes » de l’apparition de tumeurs et cancers chez les rats soumis aux ondes. Des observations qui recoupent celles de l’institut Ramazzini, près de Bologne, en Italie, centre de recherche mondialement reconnu qui parle de « potentiel cancérogène des radiofréquences chez l’homme ».

Même conclusion, dès 2011, au sein de l’IARC l’Agence internationale de recherche contre le cancer, structure de l’OMS, qui estime dès 2011 les ondes « potentiellement cancérigènes pour l’homme ».
Ces données sont sues, connues, depuis des lustres, donc. En 2017, 180 scientifiques de 37 pays appelaient d’ailleurs à un moratoire sur la 5G. Bis repetita, avec plus d’ampleur encore, quelques mois plus tard. Leur angoisse : une exposition « 24h/24 et 365 jours par an, sans sortie de secours », qui n’épargnera rien ni personne sur la planète.

Et tant pis pour les personnes électrosensibles, que l’Anses estime à 5 % de la population (soit plus de trois millions de personnes en France, près de 400 millions dans le monde), qui pourront aller voir ailleurs pour mieux vivre leur calvaire – brûlures dans la tête, tachycardie, montées d’angoisse, troubles neuromusculaires…

Rien n’y fait, pour ses hérauts : « La 5G, c’est l’avenir », bulldozer du progrès.
« Être en retard sur la 5G n’est pas une option », prévient Sébastien Soriano, le directeur de l’Arcep, le gendarme des Télécoms. Pas question d’être « en retard sur le reste de la compétition » répète Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État à l’Industrie. Mounir Mahjoubi, alors secrétaire d’État au Numérique, en appelait lui à la « mobilisation de tous les acteurs privés et publics pour multiplier les projets pilote partout sur le territoire », pour « faire de la 5G une priorité pour la France ». Des expérimentations grandeur nature se mènent d’ailleurs déjà, depuis 2019, à Nantes, Bordeaux, Lyon, Toulouse, Paris, Le Havre… Alors même que les effets sanitaires n’ont pas été évalués, et que les habitants n’en ont jamais été informés.

Extraits d’un article de Cyril Pocréaux dans le journal Fakir de juillet 2020.

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Environnement Société

Croissance et climat

Mais franchement, je me disais : c’est foutu.
La pub a vaincu.
Elle s’est installée dans les têtes.
Elle a forgé les imaginaires.
La grosse voiture qui amène la belle gonzesse. Le iPhone 11 qui vous fait des amis. L’hiver au soleil de la Guadeloupe.
Avec les politiques comme doublures : croissance, croissance, croissance…
L’homme réduit à ces fonctions, produire – consommer, produire plus pour consommer plus, comme le hamster dans sa cage.

Je pensais : nous avons perdu ce combat, décisif.
Mais j’ai repris espoir, un espoir ténu grâce à l’écologie. Oui, la crise climatique est aussi une chance…
Car vous voyez les temps étranges que nous vivons : certes, la publicité poursuit son invasion. Mais on perçoit désormais la résistance en face, une résistance qui ne recule pas mais qui avance. Une résistance, surtout, qui trouve un écho dans bien des cerveaux. Tellement la contradiction est aujourd’hui évidente, criante : la planète brûle, et pourtant, sur toutes les chaînes, sur les murs de nos villes, du matin au soir, les multinationales nous répètent leur propagande : « Achetez ! Achetez ! » Ce n’est plus tenable.

Ce vendredi matin, d’ailleurs, Valérie Masson-Delmotte, climatologue, co-présidente du GIEC, inaugurait la « convention citoyenne pour le climat ».
Vous savez, le genre de loft-story, cent cinquante personnes tirées au sort, enfermées ensemble, et à la fin doivent en sortir des mesures écolos.
Cette scientifique aurait pu se limiter à des statistiques, les + 5°C, la fonte du permafrost, les scénarii catastrophe, mais non, elle a pointé ce fossé mental :
« On dit aux gens, d’un côté, qu’il faut baisser les émissions des gaz a effet de serre. Et de l’autre côté on est submergés de publicités qui poussent à faire l’inverse.
Donc ça crée une espèce de confusion, les scientifiques parlent de dissonance, on nous dit des choses contradictoires. je pense donc que la question de la publicité, c’est quelque chose d’important et qui est à considérer. »

Qu’une officielle le fasse, dans ce lieu officiel, c’est un cri : la bataille est rouverte. Et pas seulement par une poignée d’agités : elle est rouverte dans tous les esprits.

Extrait d’un article François Ruffin dans le journal Fakir de novembre 2019.