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Dérive sécuritaire

Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS et sociologue spécialiste des relations entre police et population, a été limogé, le 20 août dernier, de son poste d’enseignant auprès de l’École nationale supérieure de la police.

Sa faute ? Avoir été trop distant envers l’institution qui le nourrit. Dès lors, l’universitaire s’est lâché à grands coups de tonfa dialectique…
« Il y a eu 115 journalistes blessés pendant les manifestations des Gilets jaunes, des ONG empêchées de travaillez ; et puis maintenant, ils font un peu de ménage dans la formation. Ce n’est bien sûr pas une situation comparable à une dictature, mais mis bout à bout, il y a un ciblage des personnes qui ont un regard critique sur la police. Le ministre de l’Intérieur n’a pas la maturité démocratique pour le débat, elle n’est pas complètement absente, mais elle est très fragile. Par moment elle se développe, il y a des gens courageux qui veulent dialoguer mais ce n’est pas structurel. »

Et d’enfoncer le clou dans le bouclier anti-émeute : « Les nombreux témoignages vidéo éclairent d’une autre manière l’exercice de la violence d’État, et ont plus de force de conviction que des récits oraux. Cela permet de se faire une idée par soi-même de l’action de la police.
Ce n’était jamais arrivé en France à cette échelle. Une partie de la population, des journalistes, des avocats, des universitaires estime que c’est illégitime. La défiance vis-à-vis de la police est alimentée par sa violence, mais aussi parce que de tels actes sont présentés comme légaux. »

Pas étonnant que les syndicats les plus droitiers de la maison poulaga aient exigé le départ d’un tel ultra-gauchiste.

Mais cette libération de la parole chez Sebastian Roché est d’autant plus détonante qu’elle provient d’un expert ès « incivilités », notion en vogue sous Chevènement et Sarkozy dès lors qu’il s’agissait de passer au kärcher « sauvageons » et autres « racailles ».

[…]

Roché va servir de caution universitaire au tournant sécuritaire opéré par la gauche française en 1997 après le colloque de Villepinte intitulé « Des villes sûres pour des citoyens libres ». C’est là que fut réaffirmée la vieille formule conservatrice de « la sécurité première des libertés ». À tout prendre, il vaut mieux vivre dans une société d’ordre – quitte à s’asseoir sur quelques libertés individuelles. […]

Extraits d’un article d’Iffik Le Guen dans le mensuel CQFD d’octobre 2019.

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L’hospitalité

Dans La fin de l’hospitalité – L’Europe, terre d’asile ? Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc proposent une réflexion philosophique et historique sur la politique de secours, de soin et d’accueil qui devrait être menée par les gouvernements européens à l’endroit de tous les « demandeurs de refuge ». […]
Pour nos deux philosophes contemporains, ce constat doit aboutir à « un raisonnement prudent selon lequel l’accueil de celui qui est en danger dans sa nation d’origine est nécessaire pour la paix du monde ». Et de s’engager avec le Prussien (Kant) pour la reconnaissance d’un droit universel de séjour provisoire, qui permettrait de sortir l’hospitalité d’une philanthropie par trop aristocratique et de ne pas la réduire à la valeur éthique de la compassion.

Mais ça, c’était avant. « Nous vivons dans la peur, sous la menace des attentats, et imaginons l’autre comme un ennemi potentiel, un terroriste implicite. Dans cette perspective, l’hospitalité a cessé d ‘être une valeur politique. Au mieux, elle garde le sens d’une morale privée ou religieuse. On lui préfère la réponse sécuritaire qui, d’état d’urgence prolongé en renforcement des frontières réaffirmé, amplifie une rationalité du contrôle au détriment de toute capacité d’accueil.
Par une amplification des réponses policières d’un côté et l’invisibilisation provoquée des réfugiés de l’autre, les étrangers en demande d’asile ont été assimilés à des indésirables qu’il faut éloigner ou tenir à distance. Ne plus accueillir est devenu l’un des modes d’action principaux de nos gouvernements. L’un des héritages les plus précieux des Lumières en ressort liquidé. »

Dès lors, « toute politique de l’hospitalité [retombe] sur une éthique individuelle se traduisant dans des conduites citoyennes menées solitairement ou collectivement ». Et ce sont ces personnes, ces
collectifs locaux qui s’organisent sur le terrain pour tenter de « donner aux individus accueillis la possibilité de se construire eux-mêmes avec des soutiens adéquats eu égard à leurs désirs, à leurs attentes ».
Mais l’hospitalité demeure un risque et ce risque ne peut être seulement individuel. ll doit reposer sur une solution collective, et donc politique. Il s’agirait de passer à une « République bienveillante » dans laquelle « le souci de soi, des autres et du monde » l’emporte sur le racisme, y compris institutionnel, l’individualisme et le cynisme ambiants. Vaste programme à une époque où les murs s’élèvent et les ponts s’effondrent.

Extraits d’un article d’Iffik Le Guen dans le mensuel CQFD de septembre 2018.
Lire sur le même sujet migrants et réfugiés.

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Mépris de classe

– Le mépris de classe affiché par Macron est-il un aboutissement du chemin parcouru par un PS se détachant progressivement des classes populaires ?

– La politique dont Macron revendique la responsabilité, en prétendant avoir reçu le mandat de la mener à bien, ne fait en effet que poursuivre celles de François Hollande et de Nicolas Sarkozy, qui ne faisaient elles-mêmes que prolonger celles de leurs prédécesseurs de droite ou de « la gauche de droite » depuis 1983.
Ce qu’ils appellent des réformes consiste, en substance, à affranchir le capital des « entraves » mises en place entre 1945 et 1975 (Sécurité sociale, droit du travail, etc.), au nom de la construction européenne qui l’impose…
L’impuissance navrée qu’a affichée pendant un temps le Parti socialiste invoquait l’Union européenne (décrite comme une réalisation internationaliste), et plus généralement la mondialisation (conçue comme une sorte de phénomène naturel ou technologique).
En fait, les politiques néo-libérales mises en œuvre par les uns et les autres sont la traduction pratique de leur croyance collective (intéressée) à l’utopie du marché pur et parfait. Au fil de cette histoire, le rapport du think tank du PS, Terra Nova, a marqué une étape, en faisant sienne la représentation des classes populaires qu’incarne la figure du « beauf » machiste, homophobe, raciste, xénophobe et rallié au FN. Ce rapport a officialisé en quelque sorte le racisme de classe de « la gauche de droite »…

– Les Français dans la bouche de Macron subissent des injonctions dévalorisantes (trop protégés), inaccessibles (tous milliardaires) ou non désirées (tous auto-entrepreneurs), rappelant le management par la terreur en entreprise. La méthode Macron pourrait-elle se rapprocher d’une nouvelle gouvernance managériale ?

– Emmanuel Macron incarne l’adhésion inconditionnelle à « l’esprit du capitalisme » sous sa forme contemporaine. Avec une certaine naïveté, il pense pouvoir la faire partager par les Français, toutes classes sociales confondues (étant entendu que, de son point de vue, les classes sociales appartiennent au passé et qu’il s’adresse à des individus).
Dans cette perspective ethnocentrique mais assez largement partagée, tout Français est, sinon une start-up en herbe, du moins un manager virtuel, mû par l’aspiration à devenir milliardaire… Et l’incapacité de concevoir d’autres intérêts que l’accumulation indéfinie de capital économique, conduit à percevoir les récalcitrants à ce genre de croyance comme des individus frileux, timorés, gagne-petit, crispés sur leurs acquis et allergiques au risque…

Extrait d’un dialogue entre Gérard Mauger (auteur de Repères pour résister à l’idéologie dominante), directeur de recherche au Centre européen de sociologie et de science politique, et d’Iffik Le Guen du journal CQFD (édition de novembre 2017).
Lire aussi La bourgeoisie au pouvoir.

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Méritocratie

Depuis de nombreuses années, l’équipe lausannoise du Centre international de recherches sur l’anarchie * tente d’actualiser la théorie et les pratiques du refus de parvenir nées au début du XXième siècle. Au-delà des seuls appels à déserter le système et des comportements d’esquive individuels, il s’agit de participer à une émancipation de la société tout entière.
[…]

Les fausses promesses de la méritocratie

Mais, après la Seconde Guerre mondiale, le boom des Trente Glorieuses comme la mise en œuvre du programme de démocratisation scolaire vont donner une nouvelle vigueur à l’idéologie méritocratique selon laquelle l’ascension sociale est ouverte à tous à condition d’y travailler chacun d’arrache-pied. Jusque-là, comme le rappelle Anne Steiner, « l’alphabétisation et la scolarisation n’avaient pas pour but d’assurer à chacun des chances de mobilité sociale, mais de faire de tous les enfants français, quelle que soit leur profession future, des républicains et des patriotes capables d’exercer leurs droits civiques, […] pourvus des capacités intellectuelles minimales exigées par l’évolution du travail industriel. » Dès la fin des années 1960, la tertiarisation de l’économie est grosse consommatrice de cadres et de professions intermédiaires tandis que la condition ouvrière commence à se dégrader.
Anne Steiner ajoute: « Et c’est ainsi que l’idéologie méritocratique s’est imposée à tous ! Une idéologie qui justifie l’inégalité des places au nom d’une prétendue égalité des chances. Une idéologie qui renforce la légitimité des dominants et désarme les dominés. »
Enfants et adolescents rencontrant des difficultés à obtenir le sésame du diplôme sont alors renvoyés à leur échec personnel dans la quête de parvenir que leurs parents ont conçue pour eux. […] c’est l’entrée dans un chômage de masse au cours des années 1980 qui viendra porter l’estocade finale au mythe méritocratique.

Le refus de parvenir aujourd’hui

Dans les sociétés actuelles, le désir de parvenir à tout prix est à la fois omniprésent – et renforcé par certains usages d’internet – et âprement combattu ou simplement moqué par des individus comme des collectifs qui entendent privilégier la solidarité, l’entraide, le partage, les biens communs. Ce qui oblige, d’après les membres du CIRA Lausanne, à redéfinir le refus de parvenir : « On pourrait reprocher à l’expression de concerner uniquement les personnes qui ont la possibilité de parvenir, donc d’être une préoccupation de privilégiés. Même si j ‘admets l’importance de contextualiser (dans une société pyramidale, tout le monde n’a pas les mêmes chances de « réussir »), j’aurais envie d’élargir la portée du refus de parvenir. Je le vois comme une sorte de cadre éthique en vertu duquel on s’efforce de ne pas rechercher une position de domination ou de ne pas utiliser celle-ci au détriment des autres. Vu sous cet angle, tout le monde peut s’approprier ce principe, quelle que soit la position occupée dans la société. Même au plus bas de l’échelle sociale, il s’agirait par exemple de ne pas reporter ses frustrations sur des personnes encore plus mal loties et, fondamentalement, de ne pas chercher à devenir calife à la place du calife si un jour on en avait la possibilité. »

Extraits d’un article d’Iffik Le Guen dans le journal CQFD d’avril 2016.

* Toutes les citations sont tirées de « Refuser de parvenir; idées et pratiques » Éditions Nada, paru en avril 2016.