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Répression sociale

À l’heure où le souriant Macron veut installer l’état d’urgence dans les pénates du droit commun, l’Espagne « fête » les deux ans de l’entrée en vigueur de la loi dite « de sécurité citoyenne ». Jetons un œil sur son édifiant bilan. Et à bon entendeur…

Une étudiante de 21 ans condamnée à un an de prison ferme pour avoir twitté des blagues sur la mort de 1’amira1 Carrero Blanco, bras droit de Franco, tué dans un attentat en 1973. Et des marionnettistes qui ont passé deux mois derrière les barreaux pour avoir intégré à l’un de leurs spectacles une pancarte en basque, sur laquelle les juges ont cru reconnaître (à tort) un slogan pro-ETA. Voilà deux exemples grotesques des effets de cette loi scélérate, dite « de sécurité citoyenne ». Deux parmi tant d’autres: ils sont en effet nombreux (rappeurs, conseillers municipaux, syndicalistes…) à avoir eu maille à partir avec 1’arbitraire et la subjectivité répressive de juges aux ordres.

Cette « loi bâillon », entrée en vigueur le 1er juillet 2015, a été fagotée par la droite au pouvoir pour criminaliser le mouvement social. Comme bientôt en France, des sanctions administratives sont directement verbalisées par la police, faisant fi des procédures judiciaires.
Et c’est au contrevenant d’introduire un recours, à ses frais, s’il trouve la sanction injuste. Sont ainsi visés la résistance pacifique, l’esca1ade d’un édifice pour y pendre une banderole, l’opposition collective à une expulsion, le fait de photographier la police ou de manifester devant le Parlement… Selon Amnesty International, qui évoque un véritable attentat contre les libertés, l’effet dissuasif de la loi touche, au-delà des sanctionnés, l’ensemble de la population.

Il existe aussi un aspect financier. En deux ans, l’État a palpé 131 millions d’euros d’amendes. Pas moins de 19 497 amendes ont été infligées pour « manque de respect et considération pour les forces de 1’ordre » (équivalent du gaulois « outrage à agent ») et 12 094 pour « désobéissance » ou « résistance ».
Un homme a été sanctionné pour avoir parlé catalan à un policier de l’aéroport de Barcelone. Un autre, qui avait « liké » une vidéo montrant un flic ventripotent semé par un délinquant, a dû débourser 600€. Une femme, qui avait diffusé sur les réseaux sociaux la photo d’un véhicule de police garé sur un emplacement handicapé, a lâché 800€. Pire encore, 35 activistes de la cause animale se sont récemment vus assener jusqu’à 6000€ par tête de pipe pour avoir manifesté contre une corrida. Motif: « Atteinte à la sécurité d’un événement public »… Et ainsi de suite. Appeler les flics municipaux de son village « bande de planqués » sur Facebook a coûté 600€ à un ado. Fumer un joint sur la voie publique revient très cher, en moyenne, 364 amendes de 600€ ont été distribuées chaque jour pour ce délit – ce qui a rapporté 93 millions à l’État.

Ce délire punitif s’abat sur le pays alors que le parti au pouvoir (Partido Popular) compte plus de 800 membres impliqués dans des affaires de corruption, dont plusieurs anciens ministres et l’ex-trésorier du parti. Au même moment, le gouvernement annonce que 60 milliards d’euros d’argent public injecté dans le système bancaire lors de la crise de 2008 ne seront jamais réclamés à ces pauvres banquiers. Et la caisse de retraite est obligée de quémander un crédit de 6 milliards à ces mêmes banques pour payer les pensions. Ne riez pas, ça nous pend au nez ici aussi !

Un article de Bruno Le Dantec dans le journal CQFD de juillet 2017.

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Dérive autoritaire

Il est 18 heures. Grégoire attend son fils à la sortie de l’école dans le XIX° arrondissement de Paris. Yacoub, 15 ans, un gamin qu’il connaît bien, débarque en courant. Il est en retard pour venir chercher son frangin. Un homme surgit et le plaque au sol. Grégoire se jette sur l’agresseur, trois autres baraques arrivent en hurlant « police ».
« J’ai été menotté, plaqué au mur, devant les enfants », explique le père quadragénaire. Les quatre agents de la Brigade anti-criminalité habillés en civil avaient ordonné à Yacoub, quelques secondes plus tôt, de s’arrêter de courir. Lui, il a vu quatre mecs dans une voiture banalisée, a pris peur et a détalé. Un prétexte suffisant pour lui sauter dessus.
Devant l’école, les quatre génies ordonnent à tout le monde de rentrer dans la cour, parents et enfants, paniqués. Grégoire, lui, est embarqué sans pouvoir prévenir son fils de 10 ans. « Au commissariat, ils m’ont dit qu’une plainte allait être déposée pour violence aggravée. » Sous la menace d’une comparution immédiate, Grégoire finit par s’excuser. Il est relâché. Un policier lui glisse en sortant : « Et si le gosse avait eu un couteau, hein ? » Nous sommes fin novembre à Paris, en 2015. Sous l’état d’urgence.

Cet arsenal juridique, mis en place contre les terroristes, a un inconvénient majeur : il met dans le même sac gamins, contestataires de tout poil, écolos, anarchistes, défenseurs des droits des migrants, musulmans… Au point que Serge Portelli, juge à la Cour d”appel de Versailles, n’hésite pas à nous dire : « Aujourd’hui, le PS a complètement perdu la boussole, il y a tout lieu de craindre une dérive autoritaire. Nous sommes face à deux idéologies qui se combattent : l’idéologie sécuritaire et l’idéologie démocratique. Il va falloir choisir son camp. » D’ailleurs, il suffit d’observer comment il a été mis en place pour comprendre les dangers qu’il représente.

Extrait d’un article de Charlie Duplan et Léa Gasquet dans Siné mensuel de janvier 2016.

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Ce que nous dit l’état d’urgence

Peut-on déserter une guerre globale ? Une guerre où les adversaires – le terrorisme et l’antiterrorisme – se nourrissent l’un l’autre en provoquant sidération et clivages pour mieux enrôler les populations sous leurs drapeaux ? Il faudra d’abord rompre l’hypnose.

Hors champ, une manif en soutien aux migrants scandait des slogans contre l’état d’urgence, et une semaine plus tard, sur la foi de clichés policiers, des participants seront convoqués au commissariat, soupçonnés « d’avoir commis ou tenté de commettre l’infraction de violation d’une interdiction de manifester prise dans le cadre de l’état d’urgence »…
Et dire que l’homme de l’Élysée somme les gens de continuer de sortir, consommer et visiter les musées par patriotisme ! Car l’affluence touristique aurait chuté de 40 %. Alors, business as usual, mais interdiction de manifester.
[…]
Soudain la guerre a fait irruption dans Paris. Indicible violence. Néanmoins, la France guerroie depuis longtemps en Côte d’Ivoire, en Afghanistan, en Irak, en Libye, au Mali, en Centrafrique, en Syrie… Les 130 morts des attentats du vendredi 13 sont aussi les victimes collatérales de ces lointains conflits. Seulement 2,6 % des victimes du terrorisme depuis l’an 2000 sont des citoyens occidentaux, mais à Tripoli, à Ankara, à Beyrouth et même dans un hôtel à touristes et expat’ de Bamako, les morts n’ont pas le même poids médiatique, la même capacité à indigner l’opinion. Et cet aveuglant ethnocentrisme risque de se payer cher.
En 2004, les Espagnols avaient réagi autrement aux bombes de Madrid, qui avaient fait 192 morts dans des trains de banlieue. « Après le pire attentat de notre histoire récente, la réaction de notre peuple a été intelligente, décente et exemplaire, s’enorgueillit Pablo Echenique, député européen Podemos. D’abord – inévitablement – le deuil, le soutien aux victimes et à leurs familles, et la condamnation la plus ferme de ces sauvages assassinats et de ceux qui les avaient perpétrés. Parallèlement, très peu de réactions xénophobes, mais plutôt le contraire : on serre les rangs, en incluant la communauté musulmane. Deuxièmement, identification des véritables causes de ces événements et rejet massif des interventions militaires – ce rejet étant conçu comme l’unique stratégie valable pour en finir avec le terrorisme djihadiste. »
[…]
En 2005, la dimension sociale des émeutes était encore identifiables, malgré la criminalisation et le focus ethnique des discours médiatiques. Aujourd’hui, le poison identitaire et religieux recouvre tout. Avec ou contre nous, disait Bush. Ici, en 2015, c’est pareil. Peut-être encore pire, puisque l’État français a intégré le choc des civilisations à son propre agenda domestique : la République est en guerre contre ses quartiers populaires. En quinze jours, dans ces zones souvent dites de non-droit, 1836 perquisitions ont été menées sans commission rogatoire sous couvert de lutte antiterroriste. Combien auront été lancées pour de simples affaires de stupéfiants ? Combien d’erreurs sur la personne et de situations humiliantes ? Sachant que « le djihadisme ne vient pas du communautarisme mais de la désocialisation » (Raphaël Liogier, Libération, 24/11/15).
« Daech puise dans un réservoir de jeunes Français radicalisés qui, quoi qu’il arrive au Moyen-Orient, sont déjà entrés en dissidence et cherchent une cause, un label, un grand récit pour y apposer la signature sanglante de leur révolte personnelle, précise Olivier Roy, spécialiste de l’Islam, dans Le Monde (24/11/15). L’écrasement de Daech ne changera rien à cette révolte. »
« Il ne s’agit pas de la radicalisation de l’islam, mais de l’islamisation de la radicalité. »
Et ce nihilisme kamikaze tend un miroir grimaçant au nihilisme occidental, de Breivik à Lubitz en passant par Séguéla et Kerviel – ma planète pour une Rolex, un 4×4 Hummer ou un iPhone.
L’état d’urgence, auquel nous préparait l’inutile présence de Vigipirate dans les rues depuis trente ans, pourrait devenir permanent. « La guerre sera longue », puisqu’elle est le disque dur du capitalisme ultime. La concentration bestiale des richesses oblige les États à prendre les devants sur d’inévitables troubles sociaux. En les dévoyant en guerre de civilisations et autres affrontements inter-religieux, les gouvernements repoussent d’autant l’échéance d’un soulèvement général contre l’injustice.

Extraits d’un article de Bruno Le Dantec dans le journal CQFD de décembre 2015.