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Société

Occidentalisation du monde

[…] Ce qu’après la chute du mur de Berlin on a appelé la mondialisation n’est autre que l’avènement du triomphe planétaire de la société de marché, l’omni-marchandisatíon du monde, alors que la mondialisation des marchés existe depuis 1492 au moins, quand les Amérindiens stupéfaits ont découvert un certain Christophe Colomb.
Cette « globalisation » du marché marque le moment où on passe d’une société avec marché à une société de marché. L’économie a alors totalement phagocyté le social ou presque, et donc aussi la culture. En ce sens-là, la mondialisation n’est une chance que pour les firmes multinationales et leurs valets.
L’imaginaire qui l’accompagne n’est autre que celui de la religion de l’économie (surtout ultralibérale) et de la technoscience, et non le métissage des cultures. Il s’agit bien plutôt de l’achèvement de l’occidentalisation du monde.

L’ethnocide ne touche plus alors seulement les pays du Sud comme du temps de la colonisation, de l’impérialisme et du développement, il devient planétaire.
Selon le mot du philosophe Slavoj Žižek, nous sommes tous les indigènes en devenir d’un capitalisme planétaire. Si on fait un retour en arrière, cette mondialisation est la poursuite de l’ère du développement qui elle-même prenait la suite de celle de la colonisation. Il faut bien comprendre que dans toutes les civilisations avant le contact avec l’Occident, le concept de développement était tout à fait absent.
Dans plusieurs sociétés africaines, le mot même de développement n’a aucune traduction dans la langue locale. Ainsi, en Wolof on a tenté de trouver l’équivalent du développement dans un mot qui signifie « la voix du chef ». Les Camerounais de langue eton sont plus explicites encore, ils parlent du « rêve du Blanc ». Et on pourrait multiplier les exemples.
Cette absence de mots pour le dire est un indice, mais il ne suffirait pas à lui seul à prouver l’absence de toute vision développementiste. Seulement, les valeurs sur lesquelles reposent le développement, et tout particulièrement le progrès, ne correspondent pas du tout à des aspirations universelles profondes.
Ces valeurs sont liées à l’histoire de l’Occident, elles n’ont probablement aucun sens pour les autres sociétés.
[…]

Il n’est pas sans intérêt de noter qu’on retrouve dans ces visions africaines l’aspiration au buen vivir (bien vivre) des peuples amérindiens qui a débouché récemment sur de retentissantes revendications alternatives au développement, qui, comme l’écrit Françoise Morin, « se distinguent de la notion du « vivre mieux” occidental, synonyme d’individualisme, de désintérêt pour les autres, de recherche du profit, d’où une nécessaire exploitation des hommes et de la nature » (voir revue MAUSS n°42].
[…]
L’universalisation de l’homo œconomicus signifie la destruction des cultures et le triomphe de la lutte de tous contre tous, c’est-à-dire une forme de régression à une mythique loi de la jungle, celle dans laquelle l’homme devient un loup pour l’homme.

Extraits d’un long entretien avec Serge Latouche dans le journal La Décroissance de janvier 2018.

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Économie Environnement

Développement extractiviste

Le mirage du développement durable

Développement durable, éco-efficience, croissance verte, green new deal, etc., – la novlangue regorge d’oxymores anxiolytiques. L’un des derniers en date, la « dématérialisation de la croissance », laisse même entendre que l’économie mondiale peut croître plus vite en consommant moins de matières.

Multiplier les pains (et les poissons) ex nibilo est un rêve occidental vieux comme la Bible, et l’enthousiasme généré par les gadgets comme l’imprimante 3D, dont on attend qu’ils fabriquent tout ou presque à partir de presque rien, montre qu’il n’a rien perdu de sa force.

Les organisations internationales qui promeuvent l’objectif de dématérialisation assurent d’ailleurs qu’au cours du siècle dernier l’humanité a déjà fait une bonne partie du chemin. Il est facile de se laisser convaincre. Après une première « révolution » Internet au tournant des années 2000, voilà qu’aujourd’hui le tout- numérique, le tout-mobile, le tout-sans-fil nous donnent effectivement l’illusion de flotter dans l’éther. Pourtant, il n’en est rien : le constat est erroné et la promesse mensongère.

L’amélioration de l’efficacité matérielle et énergétique (économies de matières et d’énergie par unité de production effectivement constatées au cours du siècle dernier) n’a pas fait baisser la consommation globale. Sur la période de 1900 a 2005, alors que la population a quadruplé, l’extraction des matériaux de construction a été multipliée par 54, celle de minerais métalliques et industriels par 27, celle des combustibles fossiles par 12 et celle de la biomasse – “ressource » la plus directement utilisée pour couvrir les besoins de base, notamment alimentaires – par 3,6 « seulement ».
Entre « effet rebond » et exploitation de ressources nouvelles (pétrole, uranium, divers « petits métaux »…) qui s’additionnent à celles qu’on extrayait déjà auparavant (charbon, métaux industriels traditionnels, ressources agricoles…), le seul changement structurel observable au niveau mondial a été le passage d’une « économie organique », essentiellement basée sur la consommation de la biomasse, à une « économie minérale » , de plus en plus dépendante des minerais et des hydrocarbures.

Extraire de plus en plus de tout

Ni le poids du secteur tertiaire dans une économie donnée, ni la technologisation de nos occupations quotidiennes ne signifient que l’économie mondiale s’élève au-dessus de la matière. Un email parvient peut-être en une dizaine de secondes à l’autre bout du monde, mais à la différence d’un pigeon voyageur ou d’un postier à pied ou à cheval, il le fait grâce à des infrastructures et des machines complexes, impossibles à édifier et à maintenir sans apports considérables de matières premières et d’énergie.

[…] la grande majorité des « services » produits à l’échelle industrielle (qui nécessitent de nombreux supports physiques) sont arrimées aux ressources naturelles de la même façon que l’industrie lourde. Les performances dématérialisatrices de tel ou tel pays (généralement occidental) masquent le plus souvent la délocalisation des industries gourmandes en ressources dans des pays tiers (généralement du Sud).
Enfin, le déploiement à grande échelle des technologies supposément « vertes », qui cristallisent tous les espoirs, ne fera, dans le meilleur des cas, que déplacer la pression extractive sur de nouvelles ressources : les méga-parcs éoliens, les méga-stations solaires, les méga-centrales géothermiques ou a biomasse, les centrales nucléaires, les installations industrielles permettant de capter et de stocker le CO2 ou de recycler les matières usagées (moyennant de gros volumes d’énergie), les dispositifs d’efficacité énergétique dans le secteur du bâtiment (qui reposent sur l’électronique et donc sur des métaux), etc., ne sauront être conçus et répliqués en masse par la seule force du Saint-Esprit.

« Les matières premières sont essentielles au fonctionnement durable des sociétés modernes », proclame une communication de la Commission européenne, contredisant les chantres de la dématérialisation.

Extrait d’un article d’Anna Bednik, économiste, dans le mensuel Les Zindigné(e)s de juin 2016.

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Économie Société

Partage en direction des plus pauvres

Essayons d’être solidaires, de ne pas aller vers la violence parce que la violence des événements naturels nous guette si nous déréglons trop les cycles de la Terre. Mais c’est surtout la sauvagerie entre humains qui nous menace. Aujourd’hui, pour parler de l’essentiel, c’est à dire de la nourriture, les terres agricoles rétrécissent partout, dans les pays riches comme dans les pays pauvres, parce qu’on les stérilise à coups d’engrais et de pesticides. On construit dessus. On fait monter le niveau de la mer. Tous les grands deltas se salinisent. Ailleurs, c’est le désert qui avance. La population est en augmentation constante, rapide, alors que les terres agricoles diminuent.
[…]
On nous répète : Pour être heureux, il faut se développer. Encore un lieu commun de l’économie. Mais le développement est une course perpétuelle. L’être humain est une espèce qui veut toujours plus parce qu’il se reproduit très activement. Du coup, nos actions sont orientées vers le toujours plus.
Plus d’exploitation des ressources, de l’eau, de l’air, de la terre. Plus de production, de mines, d’énergies. Bilan : nous n’avons pas enclenché la bonne réflexion qui consisterait à se demander à quoi sert ce développement une fois la pauvreté éradiquée.

Les inégalités se creusent à une vitesse fantastique. Au moyen Âge, un grand seigneur valait 50 000 ou 100 000 serfs. Maintenant, les 100 personnes les plus riches du monde détiennent à elles seules la fortune de la moitié de l’humanité. C’est une inégalité qui n’a jamais existé dans aucune autre époque. Nous devons régler cette question par un partage en direction des plus pauvres. L’idéologie dominante ne va pas vraiment dans cette direction.

L’idéal de vie que nous donnent les grands groupes, la publicité… est un idéal de vie d’esclave. Si on considère que le sens de la vie doit être celui de la quête du bonheur individuel et collectif, nous devons reprendre ce que disaient les stoïciens je ne peux être heureux si je suis l’esclave de mes désirs. La publicité et le marketing visent à nous rendre esclaves de nos désirs. Ils veulent notre soumission. La philosophie du peu, c’est se poser la question chaque jour de ce dont on a vraiment besoin pour ne pas surconsommer ni en énergies ni en matières premières. Pour y arriver, les efforts collectifs sont au moins aussi importants que les efforts individuels.

Extraits d’un entretien avec Yves Paccalet dans le journal Siné mensuel de septembre 2015.

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Politique

Vue déformée des conflits à l’étranger

Le développement de l’action humanitaire depuis les années 1970 couplé aux guerres justes contre le terrorisme a gommé la dimension politique des conflits armés en Afrique. Marielle Debos, chercheuse en science politique, nous éclaire sur la nécessité de renouer avec une pensée du politique.

Les discours dominants tendent à les dépolitiser. Ces conflits sont traités soit comme des questions sécuritaires – il faut s’y intéresser parce qu’ils représentent une menace au-delà du continent africain -, soit comme des questions humanitaires – il faut s’y intéresser parce qu’il faut aller sauver les Africains-, beaucoup plus rarement comme des questions politiques.
(…)
Dans les années 1990, les conflits africains étaient d’emblée étiquetés ethniques. Aujourd’hui, la violence est présentée comme un problème avant tout religieux. Par exemple, les affrontements qui ont éclaté en Centrafrique en 2013 ont été interprétés comme inter-religieux, alors même que les lignes de clivage entre les forces politiques et les groupes armés étaient plus complexes qu’une simple opposition entre chrétiens et musulmans.
(…)
La Centrafrique est l’un des pays les plus pauvres du monde en dépit de l’exploitation des diamants, les ressources sont concentrées dans la capitale laissant les zones rurales dans des conditions d’extrême austérité. Les services publics, qui n’ont jamais bien fonctionné, ont été affaiblis par les programmes d’ajustement structurel imposés par les institutions financières internationales. Ces éléments sont cruciaux si l’on veut comprendre la violence politique qui a marqué l’histoire du pays et le conflit extrêmement violent qui a éclaté en 2013.
(…)
La radicalisation religieuse n’est cependant pas un processus qui se déroulerait uniquement sur le plan de la religion ou des idées. Pour comprendre comment des gens finissent par s’enrôler (ou par être enrôlés) dans de tels groupes, il faut prendre en compte leurs trajectoires sociales et le poids des contextes. S’intéresser à l’histoire des gens ordinaires qui à un moment de leur vie s’engagent dans des groupes violents permet une compréhension plus fine de la dynamique de ces groupes que la seule hypothèse d’une adhésion idéologique au projet djihadiste. On a besoin d’analyses qui considèrent la religion comme un fait social comme un autre et qui prennent en compte les processus multiples qui participent de la création et du développement des groupes armés.

Extraits d’un entretien entre Marielle Debos, chercheuse en science politique, et Mathieu Léonard du journal CQFD (mars 2015).