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Le syndicalisme selon Macron

Laissons aux candides l’illusion vertueuse. Non, Emmanuel Macron ne veut pas sauver un système qu’il sait n’être pas en péril. Et si tel était vraiment son objectif, il aurait bien d’autres solutions que le report de l’âge de la retraite. Malheureusement coïncidence de calendrier, trois jours avant la manifestation du 19 février, l’ONG Oxfam vient de lui suggérer, dans son rapport annuel, la plus évidente des solutions. Il suffirait que l’on prenne aux 42 milliardaires français 2 % de leur fortune pour résorber le déficit du régime des retraites. Mais il n’en fera rien. Dans la logique libérale, même les inégalités les plus folles appartiennent à l’état de nature. Pire ! Ce sont ces déséquilibres qu’il faut protéger. […] Macron ne veut pas seulement sa réforme des retraites. il veut, en arrière-plan de cette bataille, instituer un autre ordre social. Il veut une société flexible, durablement soumise aux intérêts financiers. Et il lui faut pour cela briser toute résistance.
C’est le syndicalisme comme institution démocratique qui est dans le collimateur. Son modèle est Margaret Thatcher. […]

Dès sa première campagne présidentielle, Emmanuel Macron n’avait pas caché ses intentions. Il avait annoncé, bravache, qu’il allait « promouvoir un syndicalisme d’entreprise ». Autrement dit, les syndicats n’ont rien à faire dans la rue pour défendre nos retraites. Leur place est dans l’entreprise. Des super-délégués du personnel, en quelque sorte.
« Je souhaite un syndicalisme moins politique, avait-il confessé en 2017, on a besoin de corps intermédiaires, mais à la bonne place. » La « bonne place », pour lui, c’est dans le huis clos avec le chef d’entreprise. Là où le rapport de force est le plus défavorable. Là où les solidarités interprofessionnelles sont impossibles. Dans ses déclarations, Macron poussait sa logique jusqu’au bout. Pour quoi, dans ces conditions, ne pas aider les entreprises à favoriser l’éclosion de sections syndicales limitées à des tâches de formation et à l’apprentissage de négociations empreintes de courtoisie ? Avec cette floraison de syndicats « maison », on se dit que le syndicalisme vertical, qui est aux antipodes de la culture démocratique, n’est pas très loin. En bon petit soldat du capitalisme financier, Macron n’a pas renoncé à ces objectifs. Ils font assurément partie de ses motivations actuelles.

Défendre la démocratie sociale est donc l’un des enjeux de la mobilisation qui monte dans le pays. […] Mais il ne faut pas sous-estimer la violence et la cohérence de son projet. Il rêve d’une postérité qui n’est pas seulement celle d’un président réactionnaire qui aurait limité le droit à la retraite. Il veut être celui qui aura institué durablement un rapport de force favorable au capitalisme financier. Son projet comporte cependant des risques qu’il n’est pas difficile d’anticiper. Notre société en a déjà connu les prémices. Des syndicats affaiblis et débordés, cela se voit de plus en plus fréquemment. Et c’est souvent de leur responsabilité.
On pense évidemment aux gilets jaunes ou à des collectifs récents à la SNCF. Mais on est encore dans l’ordre de mouvements organisés. L’ordre social dont rêve Emmanuel Macron, avec des syndicats interdits de politique et rendus indifférents à l’intérêt général, est tout autre.
Il nous promet plutôt le chaos. Si ce scénario « macronien » triomphait, il ne pourrait que profiter à l’extrême droite. C’est tout cela aussi qui se joue dans la bataille des retraites. Autant de bonnes raisons de se mobiliser.

Extraits d’un article de Denis Sieffert dans Politis du 05 janvier 2023.

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Politique

Extrême droite France Israël

On peut toujours gloser sur la droitisation de la société israélienne, mais que peut-il advenir d’autre quand les partis de gauche se sabordent ? Cet inexorable processus de fascisation devrait enfin interpeller la France.
Car le soutien de Paris à la droite israélienne n’est pas fait que de mots. Aujourd’hui, la France est le seul pays qui criminalise les appels au boycott d’Israël. Le seul qui retourne contre les militants anti-apartheid l’accusation de discrimination.
M. Dupond-Moretti, avec sa circulaire d’octobre 2020, dans le sillage de la circulaire Alliot-Marie, dix ans plus tôt, invite les tribunaux à intensifier la répression de ce qu’il nomme « les appels discriminatoires au boycott des produits israéliens ».
La France est la pièce maîtresse dans un système international qui assure l’impunité à Israël. M. Dupond-Moretti va-t-il continuer d’ordonner aux tribunaux de condamner les militants qui dénoncent le fasciste Itamar Ben Gvir ? Va-t-il légitimer la répression de ces lanceurs d’alerte que sont les militants du mouvement Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS) en affirmant que le caractère antisémite de l’appel au boycott peut se « déduire du contexte » Pour arriver à ses fins, l’avocat Dupond-Moretti se hasarde dans le maquis
obscur de l”arbitraire.
Quel est donc ce contexte qui devrait nous interdire de dénoncer et de combattre le racisme du gouvernement israélien à l’encontre des Palestiniens ? Et justifier que l’on ignore la condamnation de la Cour européenne des droits de l’homme qui a reconnu, en juin 2020,
que les appels au boycott relèvent de la liberté d’expression ? Mais Dupond-Moretti a inventé un raffinement supplémentaire. Il menace de condamner les militants à des « stages » – le mot, déjà, est d’une totale impudeur – au Mémorial de la Shoah.
Nous sommes là au comble de l’ignominie. C’est faire des militants contre l’apartheid des antisémites. Et c’est donc faire du fasciste Itamar Ben Gvir, homophobe, antidémocrate, habité par la haine des Arabes, la figure légitime de la communauté juive.
N’est-ce pas au contraire en protégeant par nos lois les fascistes israéliens, en donnant cette fausse image du judaïsme, que l’on produit de l’antisémitisme ?
Si M. Dupond-Moretti effectuait un stage au Mémorial de la Shoah, et s’il comprenait de quoi il parle, il aurait peut-être une chance de devenir lui-même un militant BDS… Il comprendrait que le vrai devoir de mémoire, c’est de lutter contre toutes les discriminations.
Au moment où, après Amnesty International et Human Rights Watch, cinq anciens ministres européens des Affaires étrangères dénoncent officiellement le régime d’apartheid israélien (27 octobre dans le journal « Le Monde »), il est grand temps que le gouvernement français se mette au diapason, et qu’il abroge les circulaires qui incitent à la répression de BDS. Là où beaucoup de pays européens sont simplement passifs, la France montre une complicité zélée.
Elle est même incapable d’obtenir la libération de l’un de ses ressortissants, Salah Hamouri, toujours détenu arbitrairement. À moins que la libération de cet avocat franco-palestinien, la France de MM. Macron, Darmanin et Dupond-Moretti ne la veuille tout simplement pas…

Extrait d’un article de Denis Sieffert dans Politis du 10 novembre 2022.

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Médias

La médiacratie en génuflexion

Quand la Terre cesse de tourner, et qu’il n’y a plus d’autre recours pour échapper à la valse des spécialistes que de couper le son et l’image. Pendant cinq jours, les médias audiovisuels se sont comportés en dévots. Un grand moment pour Stéphane Bern.
Nous avions connu ça chez nous avec Johnny Hallyday. Pardon pour la comparaison! Mais ce n”est pas tant cette inondation médiatique qui nous a choqués que le contenu du discours qui a accompagné chaque étape de ce long parcours de deuil, depuis Balmoral jusqu’à Westminster, où il n’a été question que de foules éplorées et recueillies, jusqu’à ce moment d’extase quand les deux couples princiers ont semblé se réconcilier aux abords de Buckingham. Nous étions invités à être les dupes de ce qui ressemblait pourtant à une mise en scène.
Le journal de 20 heures était devenu une sorte de tabloïd britannique. La directrice de Point de vue, Adélaïde de Clermont-Tonnerre, était omniprésente sur les écrans de télévision.
Juste retour des choses, puisque cette héritière d’une grande famille de nobles est la descendante d’un certain Stanislas de Clermont-Tonnerre, qui défendit Louis XVI et la royauté jusqu’à la dernière extrémité. Ce qui donnait à nos « talk-shows » un petit côté « Ancien Régime » qui est peut-être plus d’actualité qu’on ne croit.
Enfin, tout ça manquait furieusement du plus élémentaire des pluralismes. Qu’étaient devenus tous les Britanniques qui ne se sentaient pas affligés par le deuil ? Qu’étaient devenus les républicains ? On dit qu’ils sont près de 20 % en Angleterre même, et plus parmi les jeunes.
Sans parler de l’Écosse et de l`Irlande, où des iconoclastes ont chanté « Lizzy’s in a box » à Dublin, et organisé un concert de klaxons à Londonderry, qui n’a pas oublié le massacre des républicains par l’armée en 1972. Sans aller jusqu’à ces marques cruelles d’irrévérence, on aurait pu aller voir du côté des Jamaïcains de Brixton ou des déshérités de Birmingham ou de Liverpool… On aurait pu s’interroger sur cette vague de grèves dans ce pays si merveilleux que l’on nous donnait à admirer ? Où étaient passés Ken Loach et Michael Leigh? Les pauvres ne manquent pourtant pas en Grande-Bretagne, qui a le pénible privilège d’être sans doute le pays le plus inégalitaire d’Europe. Où était la contestation grandissante des frais colossaux d’entretien de la famille, de ses terres, de ses
châteaux et de ses écuries ?
Un mot est revenu sans cesse dans les commentaires : stabilité. Que la monarchie britannique soit gage de stabilité ne fait évidemment aucun doute. Ce n’est pas le constat qui peut choquer, mais l’absence de distance avec des valeurs érigées en vertus cardinales. La continuité et le statu quo ne font pas forcément les affaires de ceux qui veulent changer la société dans le sens d’une plus grande justice sociale.
À son insu, la reine était un pieux mensonge. Elle incarnait une tempérance et une bienveillance en trompe-l’œil dans une société qui est impitoyable et violente. À cet égard, que le dernier geste d’Elizabeth ait été d’adouber Liz Truss, qui se présente comme l’héritière de Thatcher, a quelque chose de symbolique.

Extrait d’un article de Denis Sieffert dans Politis du 15 septembre 2022.

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Politique

De la peur à la haine

Le ressort qui conduit chez l’extrémiste (Zemmour) porte un nom : la peur. Peur de l’autre. Peur d’un monde qui change plus vite que jamais. Peur de l’avenir. Ce sentiment obsessionnel et irrépressible suintait, dimanche, dans toutes les phrases de l’ex-petit journaliste du Figaro. Lui a trouvé l’unique cause de toutes nos peurs. Appelons-la « les Arabes ». Les mots codés sont répétés à satiété pour ne pas prononcer celui-là : « immigration », « musulman », « islamisme », « terrorisme », « délinquance »… comme symboles et boucs émissaires d’un « autre » venu d’ailleurs et fantasmé, et auquel il faut déclarer une guerre intérieure.

 

Zemmour n’est certainement pas l’héritier de la tradition juive, mais il est clairement l’héritier du passé colonial. Revanchard de la guerre d’Algérie, avatar retardataire de l’OAS. Il regrette un monde où chacun, à l’abri de ses frontières et de ses armes, contemplait l’image qu’il se fait d’une pureté originelle.  » L’origine, ça n’existe pas », disait pourtant le grand historien Marc Bloch. Il y a toujours un avant, fait de rencontres et de mélanges.

 

Ce que fait Zemmour, c’est convertir ce sentiment de peur en haine. Et pour cela, il crée un récit. Réinventer le monde d’avant serait possible. Il recrute parmi ceux qui ne veulent pas prendre acte de la réalité. Les guerres, les inégalités Nord-Sud – si honteusement perceptibles à propos du vaccin -, les virus et le réchauffement climatique sont balayés. Tout ce qui peut fonder nos vraies peurs, et devrait conduire chez Mélenchon, Jadot ou Fabien Roussel, est jugé trop complexe, pas assez incarné. Mais le pire serait de nier que les changements sont réels. Le métissage des cultures n’est pas une idéologie, c’est un fait irréversible.

 

Mélenchon parle de « créolisation ». Concept qu’il emprunte à Édouard Glissant. Le poète martiniquais la définissait comme « un métissage qui produit de l’imprévisible ». Ce qui peut inquiéter, mais peut aussi exalter un sentiment de liberté et permettre de refonder une société démocratique et humaine qui organise le mélange sans demander aux nouveaux venus qu’ils abjurent leur culture.

 

Ce qui nous ramène à ces intermédiaires dont je parlais à l’instant. La défiance à l’égard de l’autre, qui va devenir la haine chez Zemmour ou Le Pen, commence à droite, chez Macron ou au sein de la vieille gauche. C’est là que les amalgames prennent corps après un attentat islamiste. C’est là que se font les lois dites anti-séparatistes, qui oublient que la séparation est d’abord sociale. C’est là que l’on détourne la laïcité pour en faire une arme antimusulmane.

Extrait de l’éditorial de Denis Sieffert dans Politis du 09 décembre 2021.

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Politique Société

Le culte Bernard Tapie

[…] Tel fut Bernard Tapie, qui croule sous les hommages les plus officiels, et même les plus présidentiels, au lendemain de sa mort. Ce multiple repris de justice occupait toutes les unes de la presse lundi, après avoir vampirisé les journaux télévisés du week-end. […] Tapie a été l’incarnation d’une époque. Il a été le verbe et la silhouette d’un moment politique. Celui de la brusque conversion du Parti socialiste au libéralisme, dans les années 1980. À son insu, il a été porteur d’une antimorale devenue morale officielle. Mieux que quiconque, il a illustré, dans son ivresse d’action, un discours de la « gagne » et du « tout est permis ». Et il a beaucoup gagné en effet : […] et surtout beaucoup d’argent en rachetant à vil prix des dizaines d’entreprises en difficulté, aussitôt revendues à prix d’or. Une spéculation qui a fait sa fortune.

Cela dans une France politique qui ne voulait rien savoir des moyens. Seul comptait le résultat. Et tant pis si les équipes de foot adverses étaient soudoyées, et les arbitres choyés ; si la dope gangrenait le cyclisme, si les sociétés passées entre ses mains laissaient sur le carreau des centaines de salariés. Après avoir vendu de l’espoir, la France socialiste voulait vendre du rêve. Tapie était son homme. Il exhibait les signes extérieurs de richesse les plus tape-à-l’œil, le yacht, l’hôtel particulier, l’avion. Autant d’avantages dont il faisait partager la jouissance éphémère à un microcosme d’affairistes, de politiques, et de journalistes.
C’était les années fric. À la télévision, Yves Montand et Laurent Joffrin animaient « Vive la crise », fameuse émission qui assurait la promotion du libéralisme et du tournant de la rigueur. On y annonçait, entre autres, que l’indemnité des chômeurs serait réduite de 20 % et que les retraites seraient amputées de 20 à 70 %. Déjà ! Un discours s’imposait, très « thatchérien », du chacun pour soi et de la réussite à portée de tous. « Entreprenez ! », lançait Tapie à une France frappée de plein fouet par la désindustrialisation. Macron n’était pas encore là pour encourager le chômeur à traverser la rue pour trouver un boulot, mais le principe était posé. Qui mieux que « Nanard », le gouailleur populaire, fils d’un ouvrier fraiseur et d’une aide-soignante, pour démontrer que l’on pouvait devenir milliardaire et même ministre, en partant de peu ? À condition d’être animé d’une volonté de fer, et de ne pas être encombré de scrupules. Tapie payait d’exemple. Ne pas tout attendre de l’État, et même n’en plus rien espérer.
Ce discours évidemment était trompeur. Car Tapie n’a cessé de profiter d’appuis politiques et financiers […].

Mais Mitterrand-Tapie ? Comment le lecteur de Saint Augustin, esthète austère et introverti, a-t-il pu se laisser encanailler par « Nanard » ? Là aussi, la réponse est simple : Tapie s’est trouvé au bon endroit au bon moment. Les socialistes qui venaient « de ne pas rompre avec le capitalisme » étaient en recherche d’une idéologie de substitution. Ils voulaient pouvoir encore parler au peuple tout en le plumant. Tapie fut ce parfait illusionniste. Et, de surcroît, Nanard faisait rire Tonton. Les monarques aiment ces fous qui sont leur image inversée. […] Tapie a su se faire admirer du peuple avec lequel il n’avait plus rien de commun, sauf une gestuelle et un verbe haut. Il n’a pas beaucoup enrichi de salariés dans les entreprises qu’il a rachetées, mais il a su faire respirer, de loin, l’air
de la gagne à des populations qui en ont retiré plaisir et fierté. C’est l’histoire des supporters de l’OM. Faute de pain, du jeu !

Et ce mérite évanescent, on ne peut le retirer à Tapie. Pas plus qu’une sincérité apparemment indiscutable dans sa détestation de l’extrême droite, en dépit de quelques manœuvres douteuses quand il s’est agi, en 1993, de sauver son poste de député. Il n’a jamais rien cédé au racisme et à la xénophobie. Mais cela aussi collait bien à l’époque. Les socialistes étaient convertis au libéralisme, et il ne leur restait « de gauche » qu’une hostilité ostensible au Front national. Tapie n’a pas ménagé sa peine de ce côté-là, sans comprendre
que les coups de gueule sont contre-productifs quand le chômage et le déclassement se répandent dans le pays. […]

Extrait d’un article de Denis Sieffert dans Politis du 07 octobre 2021.

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Politique

Revenir aux racines du conflit israélo-palestinien

[…] Les bombes israéliennes comme les roquettes du Hamas sont la conséquence du conflit, et non la cause. En se déplaçant sur le terrain militaire, hautement favorable à la puissance israélienne, la crise relègue la question coloniale à l’arrière-plan. Inlassablement, il faut donc revenir aux expulsions de Palestiniens de Jérusalem, et aux destructions de maisons, si on ne veut pas seulement arracher une « trêve », mais aller aux racines du mal. […]

Dans un essai édifiant, le politologue Samy Cohen retrace la dérive de la politique israélienne au cours des dernières décennies (Israël, une démocratie fragile). L’entrée des troupes israéliennes dans Jérusalem-Est en juin 1967 en constitue le point de départ quand les colons les plus fanatiques ont cru voir l’accomplissement de la promesse divine. L’histoire est ensuite celle de la duplicité de la gauche, et de la complicité d’une droite impliquée moralement dans l’assassinat d’Itzhak Rabin en 1995. Le Bloc de la foi, le mouvement Kach du rabbin Kahane et aujourd’hui son héritier en racisme, Itamar Ben-Gvir, ont pu dicter leur volonté aux gouvernements successifs.
Il n’est pas exagéré de dire que la région a sombré dans un délire mystique qui opère directement sur la réalité. Ce délire a d’abord été le fait des extrémistes juifs avant d’être islamiste.
Des politiques pourtant doués de raison ont cru pouvoir jouer avec cette folie pour bricoler leurs petites majorités. Benyamin Netanyahou est évidemment le pire exemple de ce cynisme teinté d’idéologie coloniale. Capable de s’allier, à l’intérieur, avec les colons les plus racistes, il s’est rapproché, à l’extérieur, de Trump, de Bolsonaro et des illibéraux antisémites d’Europe de l’Est. Il a criminalisé les ONG de défense des droits humains, légalisé un apartheid affiché sans fard par une loi qui réserve le droit à l’autodétermination au seul peuple juif. Déjà victimes d’une discrimination économique et sociale, près de deux millions de Palestiniens israéliens sont désormais promis à une ségrégation politique. C’est ce système plongé dans une crise politique profonde et cette idéologie que soutiennent chez nous des politiques de droite et, souvent, de gauche, trop contents d’expliquer ce conflit par la première roquette du Hamas.
[…]
De la France, hélas, il ne faut rien attendre. Elle produit ce qu’il y a de pire en Europe. Le ministre de l’Intérieur, soutenu par une camarilla d’intellectuels au discours bien rodé, a interdit à Paris la manifestation de solidarité au peuple palestinien. Le préfet de Paris est allé – comble du ridicule – jusqu’à faire arrêter le président de l’association France Palestine Solidarité au sortir d’une délégation que celui-ci conduisait au ministère des Affaires étrangères. Tout cela nous en dit plus sur l’extrême-droitisation et l’arabophobie ambiantes que sur la situation au Proche-Orient.

Extraits d’un article de Denis Sieffert dans Politis du 20 mai 2021.

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Gauche sioniste

Un autre grand mérite du livre de Vescovi est de révéler ce qui nous parait être aujourd’hui une évidence. Ce courant sioniste. celui de Golda Meir, de Shimon Peres et de Yitzhak Rabin, n’a jamais voulu la paix parce qu’il n’a jamais admis l’idée d’un véritable État palestinien. La guerre de 1967 présentée comme un acte de défense, fut en réalité le point de départ d’une intense colonisation de Jérusalem, de la Cisjordanie et de Gaza. Effet d’aubaine ou projet mûri en secret ? Vescovi incline vers la seconde hypothèse.

La mainmise sur les Territoires palestiniens a été l’occasion pour la gauche sioniste de fusionner idéologiquement avec les droites, religieuse ou « révisionniste » (celle de Begin et de Netanyahou), jusqu’à être écrasée par ces courants qui avaient la logique sioniste pour eux. Au passage, l’auteur égratigne la légende Rabin. Jamais le Premier ministre assassiné en 1995 n’a mis un terme à la colonisation. Avec le processus d’Oslo, nous dit Vescovi, il a surtout cherché à « réformer les modalités d’une occupation qui suscite la révolte des Palestiniens, sans mettre fin pour autant à la présence israélienne dans les Territoires occupés ».

Shimon Peres, qui lui succède, n’aura de cesse de donner des gages à la droite, jusqu’à favoriser son retour au pouvoir. Et c’est encore un « sioniste de gauche », Ehud Barak, qui portera le coup de grâce au processus de paix, avec la vraie-fausse négociation de Camp David (juillet 2000),
qui provoquera la deuxième Intifada. Pour le parti des fondateurs d’Israël, ce sera un suicide politique. Le mérite de Vescovi est enfin de mettre en évidence la relation entre cette dérive politique et les évolutions de la société plongée dans un ultralibéralisme qui a emporté, en même temps que la paix, les valeurs collectives, celles des Kibboutzim, qui étaient au cœur de l’utopie de la gauche sioniste.

Extrait d’un article de Denis Sieffert, au sujet du livre L’échec d’une utopie. Une histoire des gauches en Israël de Thomas Vescovi, dans Politis du 13 mai 2021.

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Les années de plomb

On a envie de poser une question, une seule : pourquoi maintenant ? Quel événement nouveau, quelle soudaine révélation justifie aujourd’hui que la France autorise l’extradition de neuf ressortissants italiens soupçonnés d’avoir commis des attentats dans l’Italie des
années 1970 ? La réponse, sans rapport avec le droit, ni avec le comportement des ex-activistes, nous plonge dans ce que la politique peut montrer de plus médiocre.
Il s’agit d’abord, et à l’évidence, d’offrir au Premier ministre italien, Mario Draghi, un trophée qui lui vaut les félicitations du postfasciste Matteo Salvini.

[…] le président de la République et son garde des Sceaux doivent aussi falsifier l’histoire. Certes, il ne s’agit pas ici de nier les crimes qui ont été commis entre 1970 et 1980 par les « brigadistes », ou autres enfants perdus de l’extrême gauche italienne, mais de resituer le contexte de ce que la cinéaste Margarethe Von Trotta a appelé « les années de plomb ». On fera un sort particulier à Cesare Battisti, qui croupit déjà dans les prisons italiennes. À l’époque plus délinquant que révolutionnaire, celui-là a avoué ses crimes et s’est même vanté d’avoir dupé ceux qui l’ont soutenu (dont Politis). Ce qui, toutefois, ne devrait pas autoriser l’Italie à ignorer sa vie « d’après » et à lui réserver des conditions de privations indignes.

Mais revenons à l’histoire. L’Italie était alors gangrenée par la mafia et ses loges maçonniques, qui tenaient le pouvoir « démocrate chrétien ». L’État déliquescent fécondait une extrême droite liée à la police. Et c’est de ce côté, celui du mouvement fasciste Ordre nouveau, infiltré par les « services », que sont venus les attentats les plus aveugles et les plus sanglants, dont les noms résonnent encore dans la mémoire de l’Italie : place de la Loggia, à Brescia, Piazza Fontana, à Milan, Italicus Express, gare centrale de Bologne. Tous commis au milieu de la foule. Au total, des centaines de morts. Et de sordides manipulations pour en attribuer la responsabilité à l’extrême gauche.
Le climat était à la menace de coup d’État et d’un retour au fascisme. Les nostalgiques de Mussolini étaient nombreux (ils existent encore et se réjouiront de la décision du président français).

Face à cela, les futurs extradés de M. Macron se sont crus investis du droit d’assassiner (ils disaient « exécuter ») des policiers, des militaires, des banquiers, et même un Premier ministre, Aldo Moro, en 1978. Ce sont des crimes, certes « ciblés », comme on dit, mais que le chaos ne peut excuser.
Quoi qu’il en soit, le silence sur toute cette réalité constitue une honteuse falsification de l’histoire. Le pire dans ce registre est venu, hélas, de l’ancien avocat Éric Dupont-Moretti, qui, dimanche, sur France Inter, a posé cette question faussement innocente : « Que dirait-on si l’Italie abritait aujourd’hui les terroristes du Bataclan ? » En confondant les jeunes gens égarés des années de plomb avec les jihadistes de Daech, il donne la vraie réponse à la question « pourquoi maintenant ? » : exploiter encore un peu plus, et dans un contexte préélectoral, l’émotion que provoque confusément et instantanément dans l’opinion le mot « terrorisme ». Le ministre a-t-il seulement conscience de l’énormité de son propos ? Imagine-t-il les terroristes de Daech reconvertis en travailleurs sociaux dans les hôpitaux italiens ? En défendant l’indéfendable, il s’est vanté de ne pas avoir « d’état d’âme ». On le croit volontiers.

Extraits d’un article de Denis Sieffert dans Politis du 6 mai 2021.

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Politique Société

Les faux amis de la laïcité

Nos librairies manquent-elles d’ouvrages décrivant les « territoires perdus de la République », et nos kiosques de unes anxiogènes dénonçant la montée de l’islamisme dans « les quartiers » ? Sommes-nous privés de débats télévisés sur la menace séparatiste ? Les noms Le Pen, Zemmour, Retailleau, Ciotti sont-ils trop méconnus ?
Un professeur de philosophie d’un lycée de Trappes a dû le penser en tout cas, et se convaincre qu’il manquait quelqu’un – lui – dans le long cortège des « lanceurs d’alerte » – puisque c’est ainsi qu’il se définit. L’Obs, Le Point, et pas mal de télés lui ont aussitôt ouvert leurs pages ou leurs micros. Il y a dénoncé « la progression d’une emprise communautaire toujours plus forte sur les consciences et les corps ». Pour preuves, « les coiffeurs non mixtes » et « les cafés interdits aux jeunes filles d’origine maghrébine ». On connaît la litanie.

Il ne s’agit pas ici de nier cette part de réalité mille fois décrite par maints « spécialistes » sur les plateaux de télévision, mais de s’interroger sur l’efficacité de ce ressassement et, plus profondément, sur les vertus de cette guérilla idéologique. Didier Lemaire, l’enseignant, donne d’ailleurs lui-même la réponse à cette question quand il rapporte la réaction de ses élèves qui lui ont demandé « pourquoi il avait écrit une lettre contre eux ». Que son propos ait été ressenti comme agressif en dit long sur la valeur pédagogique de cette stratégie de l’affrontement.
Nombre de ses collègues usent d’une tout autre pédagogie dans la discrétion de leurs classes et de leur établissement.

En se lançant dans une croisade dans les médias, Didier Lemaire s’est comporté en politique. Ce qu’il est, puisqu’il fut secrétaire national du très radical mouvement Forces laïques, transformé en « parti républicain laïque » puis « solidariste ». Un courant qui appartient plutôt à la mouvance la plus laïcarde de la franc-maçonnerie qu’à l’extrême droite. Le vieux radicalisme Troisième République en somme.
Didier Lemaire est en guerre contre l’islam comme le petit père Combes l’était contre le catholicisme. Or – faut-il le rappeler ? – ce n’est pas Combes qui a fait triompher la laïcité, mais Jaurès et Briand. Des esprits ouverts, militant pour la paix des consciences.

Aujourd’hui, la politisation voulue par le professeur tourne au désastre. Le préfet des Yvelines a lui-même, et de façon assez inhabituelle, jugé « contre-productif de sembler stigmatiser les 32 O00 habitants de cette ville (Trappes) qui, pour la très grande majorité d’entre eux, sont attachés aux valeurs républicaines ». Avant de devoir mettre en sourdine sa sincérité, sans doute tancé par sa hiérarchie gouvernementale. Mais, c’est le maire de Trappes qui a le plus mal vécu l’affaire. Ali Rabeh, un proche de Benoît Hamon, a dénoncé sans détour les « mensonges » du prof de philo. Et, la colère étant mauvaise conseillère, il est allé jusqu’à mettre un orteil dans l’enceinte du lycée pour y diffuser un tract de soutien aux élèves. Crime de lèse-laïcité ! La présidente de la région Île-de-France, Valérie Pécresse, demande la révocation de l’édile, et Jean-Michel Blanquer a mis l’élu dans le même sac des « pressions religieuses et politiques ».

On serait très incomplet si on omettait de préciser que l’élection d’Ali Rabeh risque de faire l’objet d’une annulation (sans rapport avec l’affaire) et que nous sommes donc possiblement à la veille d’une nouvelle campagne électorale. Ce qui explique l’enpressement de Valérie Pécresse, qui a un « bon candidat » pour la mairie de Trappes, à condamner Ali Rabeh. Quant au professeur de philo, dans quelle galère il s’est mis ! Et dans quelle galère il a mis ses élèves ! Le voilà amené à quitter son lycée, mais assuré (dieu merci !), par un ministre bienveillant, d’un poste hors enseignement dans l’Éducation nationale. Pourquoi pas conseiller sur les questions de laïcité ? Honni soit qui mal y pense.

Mais ce n’est pas tout. Didier Lemaire dit avoir reçu des menaces de mort, et le voilà sous protection policière rapprochée. Puis, c’est Ali Rabeh qui, lui aussi, a été menacé. Cette affaire est, si j’ose dire, un cas d’école de ce qu’il ne faut pas faire. J’ignore le degré d’opportunisme du prof de philo, mais je ne doute pas que celui des deux ministres qui sont intervenus dans cette affaire, Jean-Michel Blanquer et Gérald Darmanin, soit très élevé. En plein débat sur la loi contre le séparatisme, et alors que l’on tente à toute force d’installer dans les consciences l’inéluctabilité d’un nouveau duel Macron-Le Pen en 2022, un déballage de plus sur cette thématique est une aubaine. À supposer qu’il ne soit qu’un idéologue, redoutable mais sincère, l’enseignant illustre une laïcité de la dénonciation publique, et une République désincarnée, abstraite de toute réalité sociale, et d’une grande violence. Ne va-t-il pas jusqu’à souhaiter que l’on retire ces adolescents à leurs parents en cas de contestation des règles de laïcité ? Créer un conflit insoluble dans la conscience de ces jeunes gens entre l’école et leur famille, est-ce vraiment le bon chemin ? En attendant, deux hommes vivent aujourd’hui dans la crainte d’une agression. À tort ou à raison. Mais après l’assassinat de Samuel Paty, les menaces, réelles ou exagérées, ne peuvent être prises à la légère!

Article de Denis Sieffert dans Politis du 18 février 2021.

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Politique

Macron spécule

Emmanuel Macron spécule sur une opinion publique lasse des conservatismes et de l’immobilisme. Depuis huit mois, il parvient avec un certain bonheur à incarner le « mouvement ». Sa chance est de venir après une drôle de dynastie : un « roi fainéant », un matamore et un tartuffe se sont succédé à l’Élysée… La question est de savoir si la société est à ce point avide de changement qu’elle est prête à tout accepter. C’est le grand défi des syndicats que de montrer dans quelle sorte de changement veut nous entraîner Emmanuel Macron. L’enjeu, on l’a dit, c’est l’affaiblissement des corps intermédiaires, et la relégation de la représentation parlementaire, court-circuitée par les ordonnances. Et c’est la liquidation de l’idée même de service public.

La réforme proposée par Jean-Cyril Spinetta est vertébrée par deux principes exclusifs : la rentabilité et la concurrence. D’où une privatisation rampante dans un secteur d’activité qui s’apparente à ce qu’on appelle un monopole naturel. Autrement dit, qui ne peut s’accommoder ni de la concurrence ni de la recherche de profits. Tout opérateur privé arrivant sur ce marché aura en effet tendance à s’emparer des segments les plus rentables en délaissant les autres (l’entretien du réseau par exemple), et à se payer sur la bête, en l’occurrence l’usager, pour réaliser ses profits.

Au cœur du conflit qui se profile, il y a évidemment le statut des cheminots, qui correspond exactement à ces notions de monopole naturel et de service public. L’offensive gouvernementale est malsaine en ce qu’elle cherche à diviser nos concitoyens. On l’a bien vu lorsqu’au Salon de l’agriculture Emmanuel Macron a opposé la situation des cheminots au sort des agriculteurs privés de retraites.

Aujourd’hui, apparemment, ce discours démagogique fonctionne : 69 % des Français seraient favorables à la suppression du statut. A-t-on conscience que des opérateurs privés se comporteront ici
comme ailleurs, en pratiquant la mise en concurrence salariale, la précarisation, et feront de la condition des futurs cheminots une variable d’ajustement budgétaire. Ce qui n’est rassurant pour personne. En attendant, beaucoup de commentateurs tombent en pâmoison devant le sens tactique de Macron.
La Blitz Kríeg engagée par l’exécutif force leur admiration. Mais les enjeux ont une tout autre dimension. Aux syndicats et à la gauche politique d’en convaincre une opinion gavée de discours gestionnaires.

Seconde moitié de l’éditorial de Denis Sieffert dans l’hebdomadaire Politis du 01 mars 2018.