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La bourgeoisie au pouvoir

[…] le taux d’abstention, de bulletins blancs ou nuls aux législatives, mais aussi la présence du Front national comme marche-pied pour Macron à la présidentielle, ou encore la mise sur un piédestal du futur président par une large partie des médias dominants pendant toute la campagne sont autant d’arguments à faire valoir plus largement pour refuser toute légitimité au président et à son gouvernement. […]

En bref, Macron a clairement été élu à la faveur d’un concours de circonstances et non par adhésion des travailleurs et des travailleuses à son programme. Plus fondamentalement, Macron a annexé l’espace politique hier convoité par Bayrou comme par Valls, où la bourgeoisie dans son ensemble, qu’elle soit de tradition social-démocrate ou libérale-conservatrice, peut se retrouver et constituer une force peu menacée par l’alternance.

Avec Macron, la bourgeoisie peut enfin échapper aux querelles intestines stériles qui l’empêchent de saper totalement les intérêts des classes populaires, et instaurer un paradis libéral où les dominants pourront s’enrichir encore plus sur le dos des plus modestes. C’est une autre raison de refuser toute légitimité à ce Président et ce gouvernement faits par et pour les catégories dominantes de la société. La composition sociologique du groupe de la République en marche à l’Assemblée, comme celle de son électorat, renforce cette idée d’une annexion du pouvoir politique par la bourgeoisie.

Le contenu des réformes voulues est certes encore flou, mais pas assez pour qu’on ne voie pas que, en effet, il sert les intérêts des capitalistes. En claironnant vouloir rapprocher les négociations du « terrain » de l’entreprise, en donnant priorité à l’accord d’entreprise sur l’accord de branche ou le Code du travail, le gouvernement entend surtout rendre les négociations plus difficiles pour les syndicats et les salarié.es, en situation de faiblesse sur ce « terrain » où le patron est roi.

Le plafonnement des dommages-intérêts pour licenciement abusif a également pour but de rendre les salarié.es dociles, puisque susceptible de se faire éjecter pour n’importe quelle raison, à n’importe quel moment, leur employeur n’ayant au pire qu’à s’acquitter d’une obole dont le montant maximum est déterminé à l’avance (et qui peut donc être prévu par une simple ligne sur un livre de compte).

Extraits d’un article de Vincent dans Alternative Libertaire de juillet-août 2017.

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Petite bourgeoisie culturelle

Après Charlie, on écrivait encore :
La petite bourgeoisie culturelle, par ses défilés, sauvait la façade. Elle s’offrait en tampon entre deux fractions des classes populaires, dans un moment de tension potentiellement explosive. Très bien. Mais il ne faudrait pas qu’elle prenne ses désirs pour des réalités, une gentille réconciliation bisounours, qu’elle nie les ruptures à l’œuvre derrière le consensus apparent, qu’elle prétende incarner à elle seule la France – comme elle le fait depuis trente ans. Et surtout, qu’elle continue à célébrer les vertus du libre-échange, de l’ouverture des frontières… au détriment de toutes les classes populaires.
Quand une crise surgit, on cherche à comprendre, on lit un peu tout. Ainsi, après les attentats, au Relay de la gare d’Amiens, j’ai acheté les Inrockuptibles. En couve, était dessinée une panoplie de bobos, des trentenaires black blanc beur, qui picolent, qui dansent, qui s’enlacent. Et la Une proclamait : « Paris nous appartient ».
Mais qui est ce « nous » ?
Faut-il le revendiquer avec tant de fierté, que Paris leur appartient ?

Face à la terreur, un inconscient de classe, d’habitude caché, masqué, discret, a refait surface, affiché avec fierté. Dans ces Inrocks, toujours, un journaliste posait cette question à Jean-Luc Mélenchon : « Est-ce la fin de l’insouciance pour une partie de notre génération ? » J’ai aussitôt souligné, avec trois points d’exclamation : « !!! » Quelle « insouciance » ?
Le taux de chômage (officiel), chez les moins de 30 ans, avoisine les 20 %. Dans les quartiers, ça grimpe à 45% ! Et 30 % dans les campagnes.
« Notre génération » (bon, maintenant, j’ai quarante ans) se la prend en pleine face, la « crise » qui dure depuis quarante ans, la mondialisation qui lamine les emplois et les salaires, et elle ne l’a guère éprouvée, cette insouciance. Mais cette France-là, pourtant majoritaire, n’a pas, ou plus, ou peu, droit de cité dans un Paris gentrifié. N’a, en tout cas, pas droit de citation dans les Inrocks. Au fil des 110 pages du magazine, l’on rencontre des écrivains, des philosophes, des historiens, des sociologues, des chanteurs, des acteurs, des réalisateurs, etc.
Mais des banlieues : personne. Des campagnes : personne. Des ouvriers, employés, agriculteurs : personne.

La petite bourgeoisie culturelle se regarde si belle en son miroir. Et elle nous donne à la regarder, à la célébrer.
C’est notre modeste fonction, il me semble : ne pas oublier la majorité. Échapper à la cécité de l’entre-soi social (car éduqués, blancs, nous le sommes aussi). Écouter le tic-tac des « bombes à retardement », les repérer, près de chez nous.
Sans réduire les hommes à des ventres qui ont faim.
Sans borner la « question sociale » au matériel.
C’est important, certes, le gîte et le couvert, la répartition de la valeur ajoutée, etc. C’est le nécessaire, mais insuffisant. À la fois, le vote, massif, pour le Front national et l’engagement de jeunes dans le djihad dénotent, avant tout, un malaise quasi-existentiel : tous ces gens sont paumés. Ils peinent à trouver leur place, une place satisfaisante, stable peut-être, valorisante, dans cette société. Et nous le sommes sans doute un peu avec eux, paumés, tous, collectivement, inquiets pour l’avenir, perdus dans une non-histoire.

La « question sociale » est aussi spirituelle.
J’aurais envie, ici, de recopier des passages entiers de notre entretien avec Richard Wilkinson, l’épidémiologiste, qui lie montée des inégalités avec l’anxiété, l’estime de soi vacillante, la santé mentale menacée, etc. Mais il faudrait ses graphiques aussi et ça prendrait des pages.
Alors, à la place, juste cette citation d’Emmanuel Todd. On peut contester ses remèdes (la sortie de l’euro, le protectionnisme, etc.), mais lui vise dans le mille avec ce diagnostic : « Ce qui mine les gens, actuellement, ça n’est pas simplement la baisse du niveau de vie, ou le chômage, ou des perspectives sombres : c’est le sentiment d’impuissance. »

Extraits du journal Fakir de janvier-février 2016.