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Le terrorisme vu par Chomsky

Les abominables attentats du 11 septembre ont porté un coup terrible aux Palestiniens, comme eux-mêmes l’ont reconnu tout de suite. Israël s’est ouvertement réjoui des « perspectives qui s’ouvraient » pour écraser les Palestiniens en toute impunité. Dans les quelques jours qui ont suivi l’attaque du 11 septembre, les tanks israéliens sont entrés dans des villes palestiniennes, Jénine, Ramallah, Jéricho, pour la première fois, plusieurs dizaines de Palestiniens ont été tués, la main de fer d’Israël s’est refermée plus durement encore sur les populations, exactement comme on pouvait s’y attendre. De nouveau, on assiste à la dynamique habituelle dans l’escalade de la violence, familière aux quatre coins du monde : en Irlande du Nord, en Israël et en Palestine, dans les Balkans ou ailleurs encore.
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La « guerre contre la terreur » n’est pas nouvelle et n’a rien d’une « guerre contre la terreur ». Il faut se rappeler que le gouvernement Reagan est arrivé au pouvoir il y a vingt ans en proclamant que « le terrorisme international » (financé dans le monde entier par l’Union soviétique) est la plus grande menace pesant sur les États-Unis, cible principale de ce terrorisme, ainsi que sur leurs alliés et leurs amis. Nous devons donc nous livrer à une guerre sans merci pour éradiquer ce « cancer », ce « fléau » qui détruit notre civilisation. Les reaganiens ont respecté cet engagement : ils ont, d’une part, organisé des campagnes de terrorisme international énormes et destructrices qui ont même conduit à une condamnation des États-Unis par la Cour internationale de justice ; d’autre part, ils ont prêté main forte à un nombre incalculable d’opérations, par exemple en Afrique australe, où les ravages perpétrés par des Sud-Africains avec le soutien de l’Occident ont fait un million et demi de victimes et causé soixante milliards de dollars de dommages uniquement pendant les années Reagan.
L’hystérie provoquée par le terrorisme international a atteint son apogée au milieu des années 1980, alors que les États-Unis et leurs alliés étaient de loin les premiers à répandre ce « cancer » qui devait, à leur demande, être éliminé.
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Nous ne devons pas sous-estimer la capacité des systèmes de propagande, bien rodés à pousser les gens à des comportements irrationnels, meurtriers voire suicidaires. Prenons un exemple assez lointain pour pouvoir l’étudier sans passion : la Première Guerre mondiale. On ne peut pas dire que les deux parties aient été engagées dans une guerre noble pour défendre les objectifs les plus élevés. Pourtant, des deux côtés, les soldats ont marché d’un pas ardent et enthousiaste vers le carnage mutuel, encouragés par les classes intellectuelles et ceux qu’elles avaient contribué à mobiliser dans l’ensemble du monde politique, de la droite à la gauche, y compris par la force de gauche la plus puissante du monde, celle d’Allemagne. Il y a si peu d’exceptions qu’on peut presque les énumérer, et quelques figures marquantes se sont retrouvées en prison pour avoir remis en question la noblesse de l’entreprise : parmi elles Rosa Luxemburg, Bertrand Russell et Eugène Debs.
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Les États-Unis sont, après tout, le seul pays à avoir été condamné par la Cour internationale de justice pour terrorisme international pour « usage illégal de la force » à des fins politiques, comme la Cour l’a établi – laquelle a ordonné aux États-Unis d’en finir avec ces crimes et de verser des dédommagements substantiels. Bien entendu, les États-Unis ont écarté avec mépris le jugement de la Cour et ont réagi en intensifiant leur guerre terroriste contre le Nicaragua ; ils ont opposé leur veto à la résolution du Conseil de sécurité qui appelait tous les pays à respecter les règles du droit international (et ils ont été les seuls à voter, avec Israël, et dans un cas avec le Salvador, contre d’autres résolutions semblables de l’Assemblée générale). La guerre terroriste s’est étendue conformément à la politique officielle qui préconisait l’attaque de « cibles faibles » – des cibles de civils qui ne pouvaient se défendre, comme des coopératives paysannes ou des cliniques – plutôt que des engagements directs contre l’armée du Nicaragua.
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Il faudrait aussi reconnaître que ces actions terroristes ont été largement approuvées. Un commentateur important, Michael Kinsley, qui se situe à la frange la plus libérale du courant dominant, a soutenu que nous ne devrions pas écarter trop simplement les arguments que le département d’État avance pour justifier les attaques terroristes sur des « cibles faibles » : une « politique sensée » doit « satisfaire au test de l’analyse des coûts et rendements », écrivait-il.
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De manière encore plus dramatique, l’idée que le Nicaragua devrait avoir le droit de se défendre était considérée comme scandaleuse par l’ensemble du spectre politique classique des États-Unis. Les Américains ont fait pression sur leurs alliés pour qu’ils cessent de fournir des armes au Nicaragua, espérant que la Russie prendrait le relais, ce qu’elle a fait ; et c’était parfait pour les images de propagande. L’administration Reagan a laissé planer à différentes reprises des rumeurs selon lesquelles le Nicaragua recevait de la Russie des avions de combat – pour défendre son espace aérien, comme chacun le savait, et pour se protéger d’attaques terroristes américaines contre des « cibles faibles ».
Les rumeurs étaient fausses, mais les réactions ont été instructives. Les « colombes » ont mis en doute ces rumeurs, mais ont ajouté que, si elles se révélaient exactes, bien sûr, nous devrions alors bombarder le Nicaragua, parce que ce pays deviendrait une menace pour notre sécurité. Les recherches sur les bases de données montrent que l’on trouverait à peine mention du droit qu’avait le Nicaragua de se défendre. Voilà qui nous apprend beaucoup sur une « culture du terrorisme » profondément ancrée, dominante dans la civilisation occidentale.
Il ne s’agit nullement là de l’exemple le plus extrême. J’en ai fait mention parce qu’il ne porte pas à controverse, qu’il a fait l’objet d’une décision de la Cour internationale, et parce que les efforts infructueux du Nicaragua pour adopter des moyens légaux, au lieu de lancer des bombes sur Washington, nous offrent un modèle aujourd’hui, même si ce n’est pas le seul. Le Nicaragua n’était qu’une des cibles des guerres terroristes de Washington en Amérique centrale durant cette terrible décennie, qui a provoqué des centaines de milliers de morts et laissé quatre pays en ruine.

Pendant ces mêmes années, les États-Unis ont pratiqué le terrorisme à grande échelle ailleurs, y compris au Moyen-Orient. Je citerai l’exemple du camion bourré d’explosifs à Beyrouth en 1985. Stationné à l’extérieur d’une mosquée, programmé pour tuer le plus grand nombre possible de civils, il a fait quatre-vingts morts et deux cent cinquante blessés. L’attentat était dirigé contre un cheikh musulman qui en a réchappé. Et les Américains ont soutenu une terreur pire encore : par exemple, l’invasion du Liban par Israël qui a tué quelque dix-huit mille civils libanais et palestiniens, et qui n’était pas une opération d’autodéfense, comme cela a été avoué immédiatement ; et les horreurs perpétrées haineusement par la « main de fer » durant les années suivantes, sur des « villageois terroristes », selon la terminologie d’Israël. Et les invasions qui ont suivi, en 1993 et en 1996, toutes les deux avec le ferme appui des États-Unis (jusqu’aux réactions internationales après le massacre de Qana en 1996, qui ont obligé Clinton à reculer). Le bilan des victimes après 1982 pour le seul Liban est probablement de vingt mille civils.
Dans les années 1990, les États-Unis ont fourni à la Turquie 80% des armes utilisées pour sa contre-offensive sur les Kurdes, dans le sud-est du pays : des dizaines de milliers de personnes ont été tuées, deux à trois millions ont dû quitter leurs maisons, trois mille cinq cents villages ont été détruits (sept fois plus qu’au Kosovo, sous les bombardements de l’OTAN), toutes les atrocités possibles ont été commises.

Extraits du livre « 11/9 », recueil d’entretiens de Noam Chomsky, pour la plupart réalisés peu après les attentats de 2001.

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Assigné à résidence

À Septèmes-les-Vallons (Bouches-du-Rhône), Nacer a été assigné à résidence pendant trois semaines sur un « malentendu »›. Véolia, avec qui il est en conflit après avoir travaillé dans une station d’épuration, l’a signalé aux services de police, le jugeant susceptible de vouloir empoisonner le réseau d’eau potable. En guise d’indice, les flics découvriront dans son ordi une recherche sur des produits chimiques avec lesquels il avait été en contact, qui l’avaient rendu malade et dont la Sécu lui réclamait la liste. Lors d’une perquisition musclée au domicile du suspect – armes au poing, casques, boucliers, porte enfoncée, enfants traumatisés,etc. -, les agents ont demandé à sa femme qui était le barbu accroché au mur du salon: il s’agissait d’un auto-portrait de Léonard de Vinci…

C’est ce genre d’histoire à la Brazil, et d’autres encore moins drôles, que la guerre au terrorisme et les bidouillages constitutionnels vont finir par rendre « normale ». « Il y a un effet de sidération suite aux attentats, mais cet effet s’estompe avec le temps, constate Charlotte Girard, du Centre de recherche et d’études sur les droits fondamentaux, dans Libération (25/01). L’absence de résistance est liée à d’autres raisons, notamment à une nouvelle hégémonie culturelle. En prolongeant un état d ‘exception on habitue les gens à un autre état des rapports sociaux et institutionnels. Cette accoutumance finit par créer une autre culture. Elle ajoute : En figeant l’hypothèse de l’exception dans l’ordre juridique, le projet de constitutionnaliser l’état d ‘urgence apparaît donc particulièrement dangereux. »

Dangereux, oui. Le Pen, Sarkozy, Valls… Il ne manque ici qu’un Donald Trump pour une partie de poker-menteur jouant avec le feu de la guerre civile. Pendant ce temps, ce claque-socialiste de Macron peut déclarer que « la vie d’un entrepreneur est plus dure que celle d’un salarié » – et le même jour, on apprend que deux saisonniers sont morts empoisonnés au monoxyde de carbone produit par le chauffage défectueux du van où ils logeaient, sur le parking d’une station de sports d’hiver. Pendant ce temps, ce peigne-socialiste de Badinter met son prestige d’humaniste au service d’un énième équarrissage du Code du travail. Pendant ce temps, Hollande, ce socialiste de bidet, vend des Rafale à 1’Inde, et pourquoi pas à l’Iran, après en avoir fourgué à l’Arabie saoudite. Sacrés socialistes.

Édito du journal CQFD de février 2016.

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Défendre la liberté de dire et de penser

Attentats contre Charlie Hebdo et l’Hypercasher

CQFD : Quatre mois après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hypercasher, les débats qui traversent la société française sont-ils à la hauteur des massacres qui ont eu lieu ? Est-ce qu’on est obligé d’être Fourest, Plenel ou Todd ?
Edwy Plenel : Ce ne sont pas les noms que vous citez qui donnent une réponse politique aux événements de janvier. Une bataille était ouverte dès ce jour-là : quelle serait la réponse à ce choc, à ces passions, à ces émotions ? Quatre mois après, nous l’avons : le pouvoir actuel a transformé janvier 2015 en septembre 2001.
Il a reproduit la politique des États-unis sous la présidence Bush. Il nous a mis en guerre alors que nous sommes face à une question de police. Il nous a dit « ayez peur, je m’occupe du reste », nous dépossédant – jusqu’à la loi dite de renseignement qui est une loi de surveillance et d’atteinte aux libertés. Le vrai problème est celui-là.
Dans ce cadre s’expriment des publicistes, avec plus ou moins de pertinence, dont chacun peut juger. Mais la vrai question est celle-ci : après les attentats, va-t-on rester fidèle à la mémoire des victimes, c’est à dire défendre la liberté de dire, de penser, d’agir, de s’engager, d’être différent, d’être dissident, de penser contre, d’être subversif, d’être critique ? Ou sommes-nous censés être Charlie à la manière de Manuel Valls, de Bernard Cazeneuve ?

Pédagogie vs diabolisation

CQFD : On vous a reproché votre intervention dans l’Essonne avec Tariq Ramadan. Est-ce qu’il est un des interlocuteurs avec lesquels on peut travailler ?
Edwy Plenel : La diabolisation de Tariq Ramadan est délirante. Elle a été, entre autres, faite par Caroline Fourest, dont le livre, Frère Tariq, compte des dizaines d’erreurs factuelles. En réalité, Tariq Ramadan vient du mouvement altermondialiste, de l’engagement social à gauche et internationaliste et, dans l’univers de la religion, il se bat sur ce terrain des causes communes, avec sa langue, son histoire.
Ce soir-là, il a fait la pédagogie de la conscience critique au sein de l’islam et n’a pas du tout tenu un discours conservateur, réactionnaire ou identitaire.
Quant à moi, j’ai fait applaudir Jaurès et la République. Qu’importe, on lui tombe dessus avec des attaques insensées, et les gens qui me traitent « d’islamiste » ne se donnent même pas la peine de venir m’écouter. Ils sauraient que je parle aussi du problème que les lieux saints de l’islam soient en Arabie saoudite une monarchie obscurantiste qui est, hélas ! Le premier allié de nos gouvernants dans la bataille contre l’État islamique. Alors que l’Arabie saoudite a le même code pénal que l’État islamique et que l’idéologie de l’État islamique s’enracine dans le wahhabisme saoudien.

Extrait d’un entretien entre Edwy Plenel et la rédaction du journal Siné mensuel dans le numéro de juin 2015.