Services publics et noblesse managériale publique-privée

Pour se débarrasser d’un service public dont on ne veut plus, il faut le sous-financer. Une fois empêché de remplir sa mission, il pourra être mis en pièces et confié à de grandes sociétés privées, qui trouveront les moyens de faire du profit là où auparavant, il était surtout question d’intérêt général. Et tant pis pour la casse : d’une part, les conditions de travail impossibles et l’épuisement des agents d’autre part, l’abandon des usagers les plus pauvres et les plus fragiles.
Dans La Valeur du service public (La Découverte, 2021), la politiste Julie Gervais, l’historienne Claire Lemercier et le sociologue Willy Pelletier décortiquent le lent détricotage néolibéral des services publics.
Privatisations, fermetures de services, séparation des activités rentables et non rentables, renforcement des hiérarchies, affaiblissement du statut des fonctionnaires qui leur garantissait une sécurité permettant de résister à des injonctions injustes…
Les mécanismes sont divers. Mais à chaque fois, pointent l’auteur et les deux autrices du livre, on retrouve aux manettes une catégorie sociale bien particulière : la « noblesse managériale publique-privée ».
Formés à l’impératif gestionnaire issu du privé dans de grandes écoles pourtant publiques, ces enfants des classes privilégiées n’ont jamais à connaître le tort que leurs réformes déconnectées de la réalité causent au commun des mortels.

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Et puis cet effondrement des services publics produit du « chacun seul ». Dans les territoires ruraux pauvres, ses effets ont un nom : le vote Le Pen. Là où j’habite, dans l’Aisne, il y a des villages où l’extrême droite a atteint près de 80 % des voix au second tour de la présidentielle.

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Ce règne de la déshumanisation où chacun et chacune devient des dossiers, conjugué au règne des algorithmes (qui désorganisent tout, comme on l’a vu avec Parcoursup), fait que dans ces territoires où les gens sont de plus en plus isolés les uns des autres, il ne reste plus rien. Sauf le fantasme que les autres auraient un peu plus que soi, et une insécurité générale. Une insécurité à comprendre non pas dans son acception policière, mais au sens d’une insécurité sociale diffuse. Et tout cela produit un sauve-qui-peut général dont la « générale » se nomme Le Pen. Aujourd’hui, une course contre la montre est engagée entre la civilisation des services publics et une civilisation du « chacun seul ».

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Mais au sein de cette noblesse managériale publique-privée, il y a aussi des gens issus du privé qui, à un moment donné, sont de passage dans l’État. Prenez Éric Woerth : il n’est pas haut fonctionnaire. Il a fait sciences Po puis HEC avant de travailler comme gestionnaire de fortune chez Arthur Andersen, où il gérait les patrimoines de gens comme Elton John. Gérer ce genre de clients, ça veut dire faire de l’optimisation fiscale, trouver des niches qui permettent de payer moins d’impôts. Eh bien quelques années plus tard, Éric Woerth est devenu ministre du Budget de Nicolas Sarkozy… Et il a ramené avec lui des banquiers au sein de son cabinet, tout en plaçant ses relations parmi les consultants au sein de la Direction générale de la modernisation de l’État. […]

Si on veut devenir directeur général ou sous-directrice d’un ministère, on doit être nommé par son supérieur hiérarchique et validé par le cabinet du ministre. il faut donc toujours plaire à son chef et à l’autorité politique.
En fait, c’est l’obéissance qui est récompensée. Alors, plus on réforme dans le sens modernisateur des réformes néolibérales, plus on monte dans la hiérarchie, plus on monte et plus on est docile, plus on est docile et moins on voit les gens que ces réformes affectent…
[…] À l’aune managériale, l’intérêt général consiste à couper dans les budgets. C’est ça qui est valorisé. Un ancien du ministère des Finances racontait récemment qu’il devait procéder à des coupes franches dans le budget du ministère de la Justice. Dans ce cadre-là, il fallait éviter tout état d’âme et donc mettre à distance les gens concernés par ces coupes budgétaires.
Une fois, il avait été invité par un directeur de prison à visiter l’établissement, pour se rendre compte de l’état du bâtiment : les murs qui suintent, la vétusté, les conditions déplorables de détention. Et là… mise en garde absolue de ses collègues : « Tu vas te faire stockholmiser. » Une référence au syndrome de Stockholm, qui désigne la propension de certains otages à sympathiser avec leurs geôliers et à prendre leur parti.
Au ministère des Finances, il s’agit vraiment de cela : ne jamais être dans l’empathie.
C’est d’ailleurs aussi pour ça que la noblesse managériale publique-privée change de poste tous les trois ans : au bout d’un moment, ses membres commenceraient peut-être à s’identifier, à s’intéresser aux effets de leurs réformes. À être un petit peu humains, finalement.

Extrait d’un article dans le journal CQFD de décembre 2022.

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