Dès les années 1970, Bernard Charbonneau en france ou Pier Paolo Pasolini en Italie constataient qu’un ethnocide était en cours : celui des paysans. […]
Dans « Le Sacrifice des paysans« , Pierre Bitoun et Yves Dupont reviennent sur cette « catastrophe sociale et anthropologique », qui ne cesse de s’aggraver, à l’heure des fermes-usines et des projets de numérisation et d’automatisation du travail agricole. Les deux sociologues signent cette tribune avec leur collègue Pierre Alphandéry.
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La spirale du productivisme

En assignant à son agriculture la tâche de se développer et de devenir exportatrice, et aux paysans le devoir de se transformer en agriculteurs, la France des « Trente Glorieuses » s’engagea résolument dans une politique d’industrialisation de l’agriculture en s’inspirant du modèle américain. Le productivisme envahit alors les campagnes en recourant massivement aux engrais chimiques, à la sélection des animaux et des semences, à la mécanisation du travail, aux remembrements et à l’agrandissement des exploitations.
Cette révolution prit appui sur l’abandon du système de polyculture élevage qui assurait aux paysans autonomie et diversification de leurs sources de revenu. Dorénavant, tout ce qu’ils produisaient dans leurs fermes se trouva éparpillé dans des exploitations ou des ateliers spécialisés et mécanisés : producteurs de lait, de bovins à viande, de porcs et de volailles, grandes cultures, etc., nécessitant de nombreux achats : tracteurs, carburants, salles de traite, engrais, aliments de complément, produits « phytosanitaires » et vétérinaires, etc.

Les gains de productivité obtenus par la mise en œuvre de ces modèles de développement industriel furent considérables, de même que l’endettement, l’augmentation du temps de travail, la baisse des marges et des prix, les dégâts environnementaux, la réussite provisoire d’une minorité grâce aux subventions accompagnant les faillites de beaucoup d’autres.
Tous les exploitants agricoles furent ainsi plus ou moins contraints d’intensifier leurs productions, et ce n’est qu’au début des années 1970 qu’un certain nombre d’entre eux essayèrent d’inventer des alternatives collectives à cet enfermement dans la logique productiviste. Ce fut en particulier le cas des paysans qui créèrent la Confédération paysanne en 1987 et avec lesquels nous avons travaillé pendant trente ans.

[…] ils s’employèrent aussi à élaborer des produits de qualité, inventer des circuits courts (les AMAP, associations pour le maintien d’une agriculture paysanne), et développer un syndicalisme politique étranger à toute forme de corporatisme (création de la Confédération paysanne européenne et de Via campesina). Dans le même temps, des centaines d’associations à la recherche d’alternatives au productivisme se sont implantées en milieu rural. Mais deux tendances lourdes ont contribué à entraver leur développement : d’un côté une raréfaction des terres disponibles et de l’autre une vampirisation de ces dernières par le développement des « fermes-usines » qui ne cessent d’incorporer de nouvelles techniques : bio-technologies et numérique.

Quelles leçons pouvons-nous tirer de ce long compagnonnage avec ces paysans ? D’abord qu’ils ont, plus que beaucoup d’autres, développé des trésors d’ingéniosité pour s’opposer à la nécessité (économique) et à l’ob1igation (politique et « morale ») de croissance qui leur ont été imposées.
Ensuite, ce qui donne à réfléchir, que le mouvement Via campesina qu’ils ont contribué à créer et qui compte aujourd’hui autour de 230 millions de membres dans plus de 10 pays, peut être considéré comme le seul mouvement politique cosmopolitique à avoir réussi à se développer à l’échelle de la Terre. Que l’on ne saurait ici établir la liste des initiatives, des associations et mouvements sociaux aux actions desquelles la Confédération paysanne a été associée. Que les contradictions et les difficultés qu’ils ont dû affronter sont plus prégnantes et pesantes que jamais. Qu’enfin, l’une des plus redoutables d’entre elles tient certainement non plus dans le seul consentement, mais dans le désir de servitude volontaire : « Il est vrai de dire, qu ‘au commencement, c’est bien malgré soi et par force que l’on sert ; mais ensuite on s’y fait et ceux qui viennent après, n’ayant jamais connu la liberté, ne sachant pas même ce que c’est, servent sans regret et font volontairement ce que leurs pères n’avaient fait que par contrainte. »

Extraits d’une tribune de Pierre Alphandéry, Pierre Bitoun et Yves Dupont dans le journal La Décroissance de février 2017.

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