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Politique Société

Les élites, la république et la démocratie

Notre 21ème siècle est suffisamment avancé pour confirmer les craintes que nous éprouvions quant à l’avenir, il y a déjà une vingtaine d’années et même davantage. Nous étions alors déjà très conscients qu’il y avait le feu à la maison et péril en la demeure. Les voix les plus autorisées scientifiquement et moralement appelaient nos dirigeants à agir sans plus attendre sous peine d’être dépassés sans recours par l’emballement des problèmes de tous ordres liés au changement climatique et autres processus catastrophiques. Mais les grandes puissances, qui se disputent le leadership mondial, ne se sont pas plus émues qu’au cours des décennies précédentes. Gesticulations et simagrées écologiques se sont multipliées, sommets très médiatisés et engagements non tenus se sont succédé, retards et renoncements se sont accumulés, avec la mauvaise foi, l’incompétence et l’irresponsabilité de rigueur, si bien qu’il est effectivement trop tard désormais pour intervenir efficacement, à supposer qu’on en ait véritable-ment la volonté.

[…]

Que des élites soient choisies et mandatées pour se consacrer à la mission de gérer le système en faveur d’intérêts oligarchiques proclamés comme étant ceux de la nation tout entière, cela peut encore se concevoir. Le monde occidental a pris ce chemin-là depuis très longtemps. Les autres ont compris la leçon. Les privilégiés des classes supérieures savent que l’art de la politique, c’est de déguiser, grâce à une rhétorique adéquate, des mesures de conservation des privilèges en politiques publiques d’intérêt général. Ils demandent donc à leurs élites dirigeantes de tout mettre en œuvre pour maintenir les conditions de reproduction de l’ordre établi, avec les mises en scène nécessaires pour faire croire qu’il y va de l`intérêt de tous. Cela s’appelle faire des « réformes ». Le concept de réforme présente, depuis la réinvention de « la République » par les révolutionnaires du XVIIIème siècle, l’immense avantage formel de structurer toute l’activité du champ politique de façon bi-polaire, entre un pôle « républicain », dit « de droite » et un pôle « démocrate » ou « libéral », dit « de gauche ». Le pôle de droite est traditionnellement plus conservateur, hostile aux réformes, le pôle de gauche plus progressiste et disposé au changement, cette structuration schématique restant par elle-même assez ambiguë pour convenir à tous les sujets. Il y a toujours une gauche et une droite prêtes à s’affronter sur n’importe quels contenus. Mais ce n’est pas tant la substance des positions qui fait la gauche ou la droite que leur rapport d’opposition, ce qui explique qu’un parti « socialiste » parvenu au pouvoir, comme en France avec Mitterrand puis Jospin et Hollande, ait pu faire plus de réformes « de droite » que les gouvernements de droite eux-mêmes, au nom du nécessaire pragmatisme et du principe de réalité qui commandent les politiques d’austérité et les mesures anti-sociales. La Finance n’a jamais autant prospèré et les milliardaires ne se sont jamais aussi bien portés chez nous que depuis que la Ve République, […]

Extraits d’un article dans le journal La Décroissance d’avril 2023.

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Politique Société

Le terrorisme selon Darmanin

Le moment est peut-être venu de flipper un peu sérieusement. Il ne s’agit évidemment pas de se recroqueviller dans la peur : c’est même tout le contraire. Mais le moment est sans doute venu de prendre l’exacte mesure de ce à quoi nous sommes confrontés avec le macronisme – qui libère dans l’époque une violence tout à fait inédite dans le dernier demi-siècle.
Et l’interview de Gérald Darmanin publiée ce 2 avril 2023 par Le journal du dimanche (groupe Bolloré) peut – hélas – nous y aider. Car il appert de cet entretien, où il délire sur « le terrorisme intellectuel » de ce qu’il appelle « l’extrême gauche » (comme il avait déjà fait quelques semaines plus tôt à propos d’un très imaginaire « écoterrorisme »), que ce ministre connu déjà pour ses déclarations homophobes sur le mariage pour tous, pour ses considérations infâmes sur les « troubles » liés selon lui à « la présence de dizaines de milliers de juifs en France » à l’époque napoléonienne, ou pour son aptitude à citer sans ciller un historien antisémite et monarchiste lorsqu’il intervient à la tribune de l’Assemblée nationale – il appert, disais-je, que ce ministre prépare ses clientèles extrême-droitières à des lendemains qui seront, pour nous qui refusons de nous accoutumer aux raidissements autoritaires du macronisme, extraordinairement dangereux.
Car lorsque dans cette hallucinante interview il assimile ses opposant-es à des « terroristes », et installe donc dans le débat public l’idée, elle aussi infâme, selon laquelle ces protestataires appartiendraient au fond au même univers que les tueurs de masse de Daech, par exemple, Darmanin s’apprête évidemment, après avoir déjà fait donner l’armée contre les manifestant-es écologistes rassemblé-es il y a dix jours à Sainte-Soline, à déchaîner contre les rassemblements qui viendront, en même temps qu’il proteste de son attachement au « droit de manifester », une implacable violence policière.
Car bien sûr, avec des opposant-es, on peut en principe échanger. Tandis qu’avec des « terroristes » : on guerroie.
Mais il est vrai aussi que ce frénétique ministre aurait tort de se contenir, puisque aussi bien Le Journal du dimanche, loin de montrer pour ce qu’elle est sa fureur délirante, l’entérine au contraire – et fait dire par son appliqué directeur, dans un éditorial tout à fait orwellien, que Darmanin, confronté au péril de « l’ultragauche », fait preuve d’une admirable « lucidité » et d’un merveilleux « pragmatisme » : la prochaine fois qu’un-e manifestant-e sera mutilé-e par les forces de l’ordre nouveau macroniste, comme tant et tant l’ont déjà été depuis que M. Darmanin siège à l’Intérieur, il faudra avoir aussi une forte pensée pour ces excitateurs à carte de presse.

Article de Sébastien Fontenelle dans Politis du 06 avril 2023.

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Politique Santé

Drogues, le gaspillage de l’argent des contribuables

Notre ministre de l’intérieur qui, dans le domaine de la lutte contre les toxicomanies, propose des recettes des années 1980, a été fort choqué par l’affaíre Palmade. Pour Gérald Darmanin, la drogue, jusqu’à présent, c’était le cannabis. Plutôt que de réfléchir aux solutions qui fonctionnent dans les pays comparables au nôtre, il a misé sur la répression des dealers et des consommateurs. Tous les professionnels, y compris dans les rangs de la police, constatent que, depuis dix ans, les jeunes se tournent vers des drogues plus dangereuses, plus addictives et pour lesquelles les circuits de distribution sont infiniment plus complexes que le revendeur en bas de l’immeuble.

Mais notre Darmanin national s’obstine, c’en est presque émouvant. Soudain, là, après le mauvais sketch de Pierre Palmade, il prend conscience qu’il faudrait peut-être s’occuper de la cocaïne et des excitants chimiques. Il décrète alors que des tests de détection de drogues vont être exercés sur les conducteurs en même temps que ceux d’alcoolémie. Bien, bien ! Mais comme d’habitude dans ce gouvernement d’amateurs, !e bonhomme oublie que pour qu’une consommation de produit stupéfiant soit illégale, il faut que le produit détecté soit répertorié. Or, manque de pot à tabac, si le THC ou les principes actifs de l’héroïne et de la coke sont dûment recensés, chaque jour, un petit chimiste sort une nouvelle came de synthèse de son atelier ou sa cuisine. On en recense plus de 900 à ce jour et la liste ne sera jamais close. Comment expliquer à M. Darmanin que pendant qu’il se focalisait sur l’usage du cannabis, qui d’ailleurs devient de moins en moins attractif pour la jeunesse, d’autres modes de toxicomanie dits « festifs » voyaient le jour.
Devenues populaires dans les raves des années 1990, ces drogues destinées plutôt à tenir réveillé qu’à abrutir le consommateur sont sorties progressivement du cadre de la fête pour s’imposer dans les soirées ordinaires, au boulot ou pour pimenter les relations sexuelles. Bien sûr, elles échappent la plupart du temps aux contrôles, la police ayant une attirance spéciale pour la banlieue et ses dealers à capuche. Le reste du monde de la dope peut danser tranquille.
La composition de ces mélanges artisanaux évoluant au gré de l’imagination des apprentis chimistes, la police est démunie et l’on se rend compte mais un peu tard que jamais la répression n’a suffi à endiguer les phénomènes de toxicomanies que tout ce fric dépensé, toute cette police mobilisée, ces juges saisis, ces cours de justice encombrées le sont en pure perte et que l’on aurait dû miser sur la prévention, comme on l’a fait pour le tabac, dont fa consommation diminue. Mais peur cela, il faudrait un gouvernement qui pense à l’efficacité plutôt qu’à la démonstration de force pour prouver à la droite et à l’extrême droite à quel point il n’est pas laxiste.

Article d’Étienne Liebig dans Siné mensuel d’avril 2023.

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Environnement Société

Égologie

Attention, pamphlet ! Dans Égologie, la journaliste Aude Vidal dénonce l’individualisme au sein du mouvement écolo actuel.
Si « l’égologie » dénoncée par Aude Vidal est à la mode, c’est qu’elle s’enracine selon elle dans l’individualisme, au cœur de la dynamique de nos sociétés libérales. Les plus atteints par ce mal croient que le changement global passe uniquement par le changement des comportements individuels. Croire cela est très confortable quand on a les moyens de « changer » : quand on peut se payer une Tesla, télétravailler, ou « changer de vie » pour être plus « cohérent ». C’est très valorisant d’être (ou de se croire) écolo quand on est riche. Pour les autres, ceux qui subissent le plus les contraintes de la machinerie sociale, cela peut être par contre très culpabilisant, car en égologie, « celui qui ne fait pas sa part » est seul coupable de tous les malheurs du monde, à commencer par le sien : chacun est
responsable de soi-même.

L’égologie ne conforte pas seulement l’ordre bourgeois (je suis écolo parce que je m’en donne plus les moyens que les autres, tout comme je suis riche parce que je me suis donné plus les moyens que les autres). Aude Vidal la déniche aussi dans le discours petit-bourgeois prônant « l’autonomie », qui « cache une volonté de toute-puissance individuelle, réclamée plus fortement par des groupes sociaux qui ont déjà une prise matérielle et symbolique plus forte sur leur environnement. »
Et de faire le rapprochement entre le Do it yourself et Ikea, en complet décalage avec l’autonomie prônée par le philosophe Castoriadis par exemple.
Plus loin, elle voit la lutte des classes dans certains jardins partagés des grandes métropoles : « Est-il décent d’utiliser la terre comme bac à sable quand d’autres pourraient en avoir l’usage pour cultiver de quoi manger ? » Et de souligner qu’il est facile d’adopter
des pratiques « non productives » quand on ne dépend pas des produits du jardin.
Alors que faire ? Arrêter toute « alternative » ? Ce n’est pas le propos du livre. Aude Vidal nous invite à prendre du recul sur ces initiatives concrètes et à les considérer non pas comme des fins « pour les bienfaits immédiats quelles apportent », mais comme des moyens pour, à terme, « remplacer le vieux monde ». Pour construire un nouveau monde dans lequel « les obligations réciproques tissent des liens qui libèrent ».

Article paru dans l’âge de faire d’avril 2023.

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Société

Contrats à impact social

En France, les contrats à impact social, qui transforment les associations en produits d’investissement financier, continuent de se développer à la faveur d’un lobbying puissant et malgré une concrétisation très laborieuse.
[…]
Ce modèle bénéficie depuis son lancement en Angleterre en 2010 d’un lobbying puissant. Il permet au marché financier, toujours à la recherche de nouveaux débouchés, de rentabiliser les actions associatives. Dans la pratique, les contrats ont beaucoup de mal à s’incarner. Faire coincider logique financière et réalité humaine et sociale s’avère particulièrement ardu.
« La France est désormais le troisième pays au monde qui utilise le plus ces contrats », se réjouissait le 9 février 2022, Frédéric Tiberghien, président de Fair, le think tank qui les promeut en France. 21 millions d’euros sont investis dans les onze CIS signés; quatorze autres contrats sont en cours de structuration pour 45 millions d’euros. Au total, une trentaine de CIS sont en cours de création ou de réalisation depuis 2016, date du premier appel à projet en France. Seuls trois sont aujourd’hui arrivés à terme dont celui de la Cravate solidaire. Cette association proposait à des jeunes sans emploi de Seine-Saint-Denis et du Val-d’Oise un atelier pour leur transmettre les codes vestimentaires nécessaires à un entretien d’embauche.

L’investissement s’élevait à 450 000 euros – une petite somme pour les CIS qui descendent rarement au-dessous des 2 millions d’euros – avec un taux de retour évalué autour de 5%. Ces taux ne sont jamais détaillés ; les contrats des CIS restent protégés par le secret des affaires. Un récent rapport révélait que ce taux se situait autour de 4,5 % en France mais préconisait de l’augmenter jusqu’à 10 % pour attirer plus d’investisseurs et donnait pour modèle des pays où il peut atteindre 20 %.

[…]

Dès 2016, le Haut conseil à la vie associative s’interrogeait : « Il n’est pas évident que ces montages complexes […] se révèlent profitables au final pour la collectivité. » L’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) mettait en garde sur l’opportunité que représentent ces contrats pour « former une culture de contrôle et d’évaluation en matière de prestations de services sociaux ».
Enfin, Bertrand Bréqueville, cadre dans l’humanitaire, y voit « la quintessence du néolibéralisme », une manière de « rentabiliser la misère et l’exclusion générées par le système capitaliste »

Extraits d’un article paru dans Transrural initiative de janvier 2023.

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Politique Société

La (fausse) démocratie élective

Je ne pense pas qu’il (macron) ait de « vision », au sens où un homme d’État aurait une compréhension historique des événements. Il se comporte plutôt comme un joueur de casino, qui certes a fait de beaux coups (financiers, médiatiques, etc.), mais qui s’est finalement rendu ivre de son pouvoir, jusqu’à plonger tout le pays dans une crise sans retour. Pour répondre à votre question, il faut donc regarder au-delà de l’individu Macron et de ses problèmes de personnalité, pour s’intéresser à ce qu’on pourrait appeler la
« Macronie » : un nouveau continent mental, qui a triomphé avec l’imaginaire de la pandémie. En Macronie, la démocratie est remplacée par un régime électif où le peuple, parce qu’il est considéré comme irrationnel et incapable de se gouverner lui-même, doit se dessaisir (par les élections) de la totalité de son pouvoir.
Cette confusion entre démocratie et élection culmine dans les propos de Bruno Le Maire, le 20 mars dernier sur BFM TV, où il dit en substance : « Je suis un démocrate parce que j ‘ai été élu, je sais donc de quoi je parle, je connais le peuple. » L’idéologie selon laquelle l’élection désignerait les meilleurs est ancienne. Elle a été élaborée par la théorie du gouvernement représentatif (à la fin du XVIIIe siècle), contre l’idée démocratique. Dans ce contexte idéologique, qui est toujours le nôtre, l’élu ne peut pas faire partie du peuple. Le « peuple », c’est la masse des classes modestes, des gens non éduqués que les élus guident avec pédagogie. Or si nous étions dans une véritable démocratie, Bruno Le Maire aurait la surprise de découvrir qu’il fait lui-même partie du peuple ! Mais pour qu’une telle vision le saisisse, encore faudrait-il que nous puissions nous assembler tous ensemble et qu’il soit obligé de s’assembler avec nous.

Extrait d’un entretien de Barbara Stiegler dans Politis du 23 mars 2023.

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Politique Société

La violence légitime de l’Etat

Coma, œil arraché, main déchiquetée, traumatismes crâniens, fractures, hématomes. Entre les manifestations à Sainte-Soline, les 25 et 26 mars, et celles contre la réforme des retraites, la liste des mutilations commises par les forces de l’ordre s’allonge. Et pourtant, les « violences » ne seraient que du côté des contestataires. Un premier mensonge. Tout comme celui qui consiste à dire que les stratégies offensives des cortèges ne sont pas politiques.
La philosophe Elsa Dorlin, autrice de Se défendre (La Découverte, 2017), revient sur cette vision néolibérale d’une démocratie qui doit se tenir sage.

[…]

La violence d’État est létale, au service d’un néolibéralisme mortifère et écocide. Cet usage de la violence est aujourd’hui considéré comme « illégal » par la Ligue des droits de l’homme, Amnesty international, le Conseil de l’Europe. Or, les pratiques de dispersions, d’interpellation (nasse, gazage, grenade, LBD, coups de poing, de matraque, étranglement, fouille, agression sexuelle, viol) demeurent licites sur ordre ministériel et préfectoral ou, du moins, « on laisse faire », sachant que peu de recours à l’IGPN aboutiront.
Ce rapport entre le légitime, le légal et le licite (permis par une autorité ou l’usage, sans nécessairement l’être par la loi) est déterminant.
L’État peut prétendre s’en tenir à un usage légitime de la force dont il revendique le monopole, affirmer agir selon la loi, et pourtant incarner un ordre brutal licite vis-à-vis duquel il n’a pas à rendre de comptes. Cela renvoie à l’illégitimité tout autre usage de la violence (par exemple l’autodéfense des manifestant-es) et inverse la relation de cause à effet de la violence. […]

Tout cela relève d’une politique de la performativité de la violence : les arrestations préventives, les condamnations pour « intention » de commettre une infraction, terroriser et agresser des cortèges avec des armes de guerre, comme à Sainte-Soline, le refus ou le retard de soins aussi ne sont pas seulement une application des codes de procédures, des lois. Ce sont des énoncés qui font, qui fabriquent à proprement parler ce qu’ils disent : des foules, des « meutes », « armées et dangereuses » ; de fait, des corps blessables et tuables. Nombre de politiques, journalistes, éditorialistes offrent un spectacle de contorsion rhétorique pour ne dire aucun mot sur les exactions perpétrées par les « forces de l’ordre ». Qualifier ces dispositifs de « politique du maintien de l’ordre » est aussi une
forme d’amnésie historique qui désaffilie ce que nous vivons aujourd’hui de l’histoire des techniques contre-insurrectionnelies déployées par la France, pour mater les luttes indépendantistes, le mouvement de libération algérienne dans les années 1960, mais aussi en Guadeloupe, en Guyane et en Martinique dans les décennies 1950-1960-1970. Nous nous situons dans un continuum répressif, et ce n’est pas fini.

Extraits d’un article dans Politis du 16 mars 2023.

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Économie Société

Robots et exosquelettes

« Les robots libèrent les travailleurs », « des exosquelettes permettent de porter les charges lourdes » pour les ouvriers assurent les Macronistes ? Mais que disent les chiffres ?
« La part des salariés qui subissent trois contraintes physiques est passée de 12 % en 1984 à 34 % aujourd’hui. » Je suis tombé sur cette statistique dans un bouquin, La Sobriété gagnante. Ça m’a sidéré, car c’est contre-intuitif : on se dit que le travail, avec les ordinateurs, le numérique, s’est si bien allégé. Ça m’a tellement stupéfait, que j’ai douté. Je suis allé voir dans le rapport en question, on ne peut plus officiel, une note de la Dares, le ministère du Travail, de décembre 2017, intitulée « Quelles sont les évolutions récentes des conditions de travail et des risques psychosociaux ? »
Eh bien si : de 12 % à 34 %.
Ça triple presque, pour ces cinq contraintes : « rester longtemps debout, rester longtemps dans une posture pénible, effectuer des déplacements à pied longs ou fréquents, devoir porter ou déplacer des charges lourdes, subir des secousses ou des vibrations ». Mais pire. Ça grimpe de 13 % à 46 % parmi les employés de commerce et des services, de 23 % à 60 % parmi les ouvriers qualifiés, de 21 % à 63 % parmi les non-qualifiés.
Parmi eux, 38 % sont exposés à un bruit intense, 40 % sont au contact de produits dangereux, 66 % respirent des fumées ou des poussières. On est très loin du travail dématérialisé…
J’en discutais avec Christine Erhel, économiste du travail, auteure du (formidable) rapport sur « les travailleurs de la deuxième ligne ». Ces données ne l’ont pas surprise : « C’est une chose très connue, très documentée parmi les chercheurs qui s’intéressent aux conditions de travail. Les contraintes, dans la logistique par exemple, se sont renforcées. C’est du néo-taylorisme…
– On est encore plus dans Les Temps modernes, finalement ?
– Oui. Ceux qui disent que les robots libèrent les travailleurs, ce n’est pas vrai, ça empire.
Amazon en est l’illustration, l’homme y devient un appendice de la machine, pour reprendre les termes de Marx.
– Est-ce qu ‘il y a moins pire ailleurs ?
– Oui, dans les pays Nordiques, la Suède, le Danemark…
– Ça lasse. Ce sont toujours les mêmes.
– Eh oui, mais il existe bel et bien d’autres cultures managériales. »
Je pose cette question ici, bien sûr, parce qu’elle est capitale dans le débat sur les retraites. Si le travail était « magique », comme le rêve la start-up Nation, léger et doux, pourquoi ne pas faire deux années supplémentaires, ou même plus ?
Mais non. C’est l’inverse qui se produit. Sur les corps, mais aussi sur les esprits. Ainsi, les contraintes de rythme (« Devoir toujours ou souvent se dépêcher, des délais à respecter en peu de temps, interrompre une tâche pour une autre non prévue, situation de tension avec public… ») ont explosé : de 6 % en 1984 à 35 % aujourd’hui.
+ 20 points pour les cadres,
+ 30 points pour les intermédiaires,
+ 27 points pour les employés,
+ 45 points pour les ouvriers qualifiés.
Le travail est ainsi devenu plus intense. Physiquement, mais également psychiquement. D’où le refus, massif, aujourd’hui, qu’il soit en plus rallongé.

Article de François Ruffin dans le journal Fakir de mars 2023.

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Politique Société

Les riches

Comme le politologue Édouard Morena, auteur de Fin du monde et petits fours, le rappelle dans les premières pages de ce dossier, les milliardaires tentent de plus en plus de se poser en bienfaiteurs de la planète. Soit la démonstration de la démoniaque capacité du capitalisme productiviste à tout récupérer à son profit – des énergies verdâtres aux envolées de Greta Thunberg.

Dans la suite de ce dossier « Science & vie des friqués », il est question d’œillères, de logiciel grippé de lecture du monde, de pilule goût TINA (le « There Is No Alternative» de Thatcher). Le moteur de tout ça, c’est avant tout une solide dose de connerie satisfaite, nous rappelle Nicolas Framont, auteur du nécessaire Parasites, dans un texte joyeusement percutant. Mais aussi une armée de larbins et de propagandistes multiformes, tels les influenceurs décérébrés qui zonent à Dubaï, chantres du « Quand on veut, on peut », ou les domestiques de grandes fortunes qu’étudie la sociologue Alizée Delpierre, autrice de Servir les riches. C’est que les grands de ce monde n’ont pas le loisir de gérer eux-mêmes les basses tâches, telles celles nécessaires à l’entretien de l’écurie de chevaux de course d’Édouard de Rothschild, où notre ami Éric Louis s’est un jour retrouvé en reportage involontaire. De quoi alimenter sans doute encore un peu plus votre haine anti-riches, un « sentiment » décidément bien français, comme le déplorent les fleurons des médias mainstream.

Quand on traite d’un tel sujet de notre côté de la barricade, une phrase revient souvent, professée par un ultra-riche, elle sonnait comme un aveu, voire un acte de contrition. Elle est de Warren Buffett, un temps homme le plus riche du monde : « Il y a une guerre des classes, évidemment. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. » C’était en 2005. Sauf à vivre sur Mars (Elon), chacun sait que les inégalités entre très riches et très pauvres n’ont depuis fait que se creuser. Rien qu’en France, on compte en 2022 42 milliardaires, soit trois fois plus qu’en 2002. Leur richesse a été multipliée par quatre en dix ans ; parmi eux, huit sur dix auraient hérité de leur fortune.

Alors non, ceux qui manifestent contre la réforme des retraites ne se trompent pas de cible quand ils gueulent « Retraite en carton, voleur en Vuitton ». Et on l’aura compris, il ne s’agit pas seulement de vomir sur l’abondance ignoble de quelques uns face à la précarisation galopante de tous les autres : il s’agit seulement de rappeler qui sont les responsables du marasme. Jusqu’à ce qu’ils rendent des comptes. Jusqu’à ce qu’ils perdent.

Extrait de l’introduction/sommaire d’un dossier sur les riches dans le journal CQFD de mars 2023.

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Société

La haine de l’émancipation

depuis quelques décennies, les « droites dures » ont, à tout le moins, réussi « à imposer leurs thèmes et leur vocabulaire dans l’espace public », parvenant à conquérir une certaine « hégémonie culturelle et intellectuelle ». Tout en adaptant leur lexique à l’époque pour le rendre présentable, et mieux exprimer leur haine des différences, des corps différents, des genres différents, des minorités, des femmes, des modes de vie différents des leurs.

Car les « réacs 2.0 » d’aujourd’hui se veulent « inventifs, cool et sympathiques ». Et voyez comme ils le sont, à considérer une partie de leur idiome : « virilisme conquérant », « préférence nationale et familiale », « Europe blanche », « identité nationale en butte au « grand remplacement » migratoire ». Toutefois, ils continuent de faire peu de mystère de leur désir de violence : « Nous déclarons la guerre à tout ce qui rend l’Europe malade et risque de la tuer, […] à la fausse idéologie des soixante-huitards. Nous haïssons avec passion votre xénophilie hypocrite. […] Nous voulons être de vrais hommes et de vraies femmes. »

Outre l’adjectif « vrai » pour signifier un essentialisme de comptoir, on notera la haine de Mai 68, qui, avec 1936, fut sans doute le moment où, comme disait Deleuze dans son Abécédaire, « Ils n’ont jamais eu aussi peur ».
Les « Tracts » de Gallimard, qui ont inauguré les nombreuses collections bon marché disponibles aujourd’hui chez tous les éditeurs, sont autant de petits essais, coups de gueule, interventions qui autorisent une vive liberté de ton. Sans mâcher ses mots.

Et François Cusset, historien des idées à l’université Paris-Nanterre, ne tempère pas, à juste titre, sa présentation de la « haine de l’émancipation » et « l’hystérie identitaire » de ces idiots utiles du capital. Mais on aurait tort de lire son texte comme une énième dénonciation ou mise en garde contre ces droites extrêmes qui ont pris pied en Occident et pullulent sur une bonne partie du globe, de l’Inde aux Philippines, de la Russie au Moyen-Orient ou aux États du Golfe. Là où l’exploitation est indissociable du racisme, du sexisme et des discriminations.
François Cusset s’intéresse ici, au contraire, à la jeunesse du monde qui, « face à une adversité ravivée », se lève aujourd’hui aux quatre coins ce la planète, « désireuse de reprendre le travail d’émancipation ».

Extrait de la recension du livre La haine de l’émancipation dans Politis du 16 mars 2023.