Numérisation-atomisation de la société

On entend depuis une quinzaine d’années ce grand mantra de la « transformation digitale » des entreprises, selon lequel il faudrait tendre de plus en plus vers une numérisation de tous les secteurs du travail, comme si c’était de l’ordre de l’évidence, d`une doxa qui s’impose sans contradiction. Tous les investissements qui ont été faits dans la transformation numérique avaient pour but l’hyper-rationalisation de la production. Le modèle, c’est celui d’une hyper-optimisation des modes de travail comme à Amazon, où tout est numérisé, où certains employés sont réduits à des robots de chair et de sang, tracés, qui reçoivent des signaux pour aller à tel endroit à des cadences infernales.

Mais il y aura un avant et un après le confinement : la numérisation de tous les postes de travail s’est brutalement accélérée, et vu la crise économique que nous connaissons déjà et que nous allons connaître au cours de la décennie, il faut s’attendre à une réduction croissante des coûts, notamment par le télétravail, par la suppression de postes et de locaux, la pression croissante sur les employés qui devront être de plus en plus réactifs, multitâches.

Le travail est déjà vécu comme une souffrance physique et psychique par beaucoup de gens. Ce mouvement ne va faire qu’accélérer les logiques néolibérales qui sont à l’œuvre depuis une quarantaine d`années, qui ont entraîné une compétition accrue entre les êtres et l’ultra-responsabilisation individuelle, le fait de s’en remettre de plus en plus à soi-même sans pouvoir compter sur des dispositifs de solidarité. On risque d’aller vers un isolement collectif croissant.

C’est pourquoi face à cette accélération, face à la sidération que produit ce choc du numérique, ce franchissement de seuil, d’immenses questions se posent : il nous faut réinventer les modes de vie, les modalités du travail, les rapports collectifs, sortir de ce modèle hyper-productiviste où chacun est dépossédé de lui-même et de plus en plus rivé à un écran. C’est un enjeu de reprise en main de nos existences qui nous regarde tous.

En dehors de la dimension professionnelle, dans la sphère personnelle, il y a aussi eu une accélération de l’emprise numérique. Chacun est pris dans un flux croissant d’information, l’addiction s’est développée, nous avons de plus en plus affaire exclusivement aux écrans pour une quantité de choses et même dans nos contacts avec les autres.
Cela se caractérise notamment par l’explosion des réseaux sociaux, ces plateformes d’exposition de soi, où ça ne fait que parler et commenter, en étant dans la grande illusion qu’on fait office de politique en exprimant toute la journée des discours qui ne produisent rien hormis une vaine satisfaction de soi. Comme si la politisation de nos existences, c’était d’être dans l’énonciation continue…

Extrait d’un entretien avec Éric Sadin dans le journal La Décroissance de novembre 2020.

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