La Mégamachine

Le modèle que Lewis Mumford a proposé de notre système économique et social en tant que Mégamachine fonctionne à l’évidence dans le monde numérique qui se met en place sous nos yeux.
Dans la Mégamachine, le lieu du pouvoir est devenu très complexe, voire très flou. Il s’incarne encore dans des êtres humains, en premier lieu les patrons des très grandes Entreprises – à écrire avec un E majuscule, car elles sont maintenant aussi importantes que les États […].
[…]
Le maître-mot de la gestion cybernétique des êtres humains est devenu « évaluation ». Tout est désormais évalué, pour deux raisons fondamentales. D’abord, les hautes hiérarchies veulent savoir ce qui se passe aux échelons inférieurs, afin de corriger les mouvements, donner des objectifs, etc. Mais la raison principale se trouve ailleurs : l’évaluation est une sorte de contrainte douce, que les salariés vont s’auto-imposer pour des dizaines de bonnes raisons. Ils veulent que leur boîte tourne pour ne pas se retrouver au chômage, être solidaires par rapport à leurs collègues en remplissant bien la tâche qui leur est confiée, etc. Chacun invente ou s’invente ses propres raisons, qui d’ailleurs sont de véritables raisons. L’objectif de triompher des tests de l’évaluation se trouve dès lors dans la ligne de mire de chacun d’entre nous. La Mégamachine semble pouvoir ronronner tranquille.

Cependant, nous entrons dans une ère nouvelle, celle des algorithmes. Désormais, les machines informatiques sont devenues si puissantes que l’on peut en effet rentrer des milliers de données dans des logiciels qui produisent des statistiques, des graphiques, des outils d’aide à la décision, voire des décisions elles-mêmes. Au point qu’une chercheuse, Antoinette Rouvroy, parle de « gouvernementalité algorithmique ». Il est en effet évident, du point de vue de la Mégamachine, qu’il faut éliminer autant que possible les appendices humains, trop humains, que nous sommes. Cela semblant impossible, à part dans les rêves totalitaires des transhumanistes, autant réduire les humains à l’état de rouages. Rien de tel, pour y parvenir, que de les convaincre, par la manière douce encore une fois, que les algorithmes sont mieux placés que nous pour prendre une décision.
La Mégamcahine, ou le nouveau veau d’or.
Sur un plan plus philosophique, ceux qui prétendent diriger cette Mégamachine d’ampleur globale sont en adoration devant ces milliers de données que leurs informaticiens fournissent à des logiciels afin que des algorithmes nous retournent… les décisions à prendre. C’est sans aucun doute suffisant pour amasser des milliards de dollars, mais c’est notoirement insuffisant pour mener l’humanité. Car chaque être humain, à lui seul, est constitué d’une myriade de données, depuis ses pensées politiques jusqu’à ses envies intimes, ses désirs, ses frustrations, ses peines, ses espoirs, etc. Face à ces défis, la Mégamachine se trouve contrainte – elle n’a pas d’autre choix – de modifier notre environnement pour nous forcer à nous modifier nous-mêmes, comme l’avait annoncé Norbert Wiener, l’inventeur de la cybernétique. Telle est l’étape que nous vivons actuellement.

Certes, les motifs de craindre l’extension de la Mégamachine à l’ensemble du globe et à la totalité de nos vies sont réels, et fondés. Dans le même temps pourtant, il apparaît que les contradictions que suscite cette imposition d’un « nouvel âge digital » sont elles aussi criantes.
La réduction des humains à l’état de rouages entraîne des phénomènes de rejet, qui sont d’ordre physiologique, psychologique et social : sentiment d’être « dépassé par les événements », dépression, burn-out, suicide… Ce n’est pas parce que la Mégamachine impose son propre ordre de priorités via ses algorithmes que nous ne devrions plus raisonner selon notre mode à nous : la pensée ne peut être que subversion d’un ordre inhumain. Ne pas sauver ce système qui nous broie devient une priorité politique ; ne pas participer à l’abrutissement généralisé est une manière d’agir en politique. À nous de prendre notre vie en main, de construire notre avenir en tension vers notre émancipation, en refusant les technologies du contrôle (smartphones, par exemple) et en vivant d’ores et déjà « autrement » et mieux ! Comme le disait Bertolt Brecht, s’il ne dépend que de nous que l’oppression demeure, il ne dépend aussi que de nous qu’elle cesse !

Extraits d’un article de Philippe Godard dans le mensuel Les Zindigné(e)s de décembre 2015

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