illibéralisme du libéralisme

Et nous n’en finissons plus d’avoir des démonstrations de l’illibéralisme du « libéralisme », à un point d’incohérence qui laisse d’ailleurs pantois. Car c’est tout de même un discours qui ne cesse de célébrer l’ « innovation », donc la possibilité d’expérimenter, mais qui interdit toute expérimentation hors de son ordre. Ce qui s’est passé à la ZAD en est la plus récente et la plus spectaculaire illustration.
Qu’il se soit posé un problème juridique autour de la propriété collective, c’était une excellente nouvelle : celle de l’opportunité d’une innovation, précisément. On remarque alors que le néolibéralisme a son idée bien à lui des innovations opportunes et des innovations importunes. Les premières peuvent compter sur toutes les facilités : on les appelle des « zones franches ». Franches, ou affranchies de quoi ? D’un certain type de droit seulement : essentiellement le droit fiscal et le droit social – ici il y a lieu d’innover. Sur le droit de propriété, plutôt non. Au reste, c’est une histoire qui ne date pas d’hier : Lip, c’était déjà ça. Et dans les deux cas la même grand-peur de l’État. On comprend qu’il redoute comme la peste ces expérimentations-là : et si elles venaient à marcher ? Tu sais ce qu’avait dit Giscard, alors ministre de l’Économie, à propos de Lip : « ils vont véroler tout le corps social et économique ».

J ‘ai quitté un peu brutalement le plan conceptuel de la différance spinozienne, mais tout de même, on ne peut pas ne pas être sensible à des aveux d’une clarté si cristalline, c’est que tout y est dit ou presque. D’abord que la concurrence non faussée (coulons-nous un instant dans leur syntaxe) est une fable pour imbéciles. Car après tout, si c’est une valeur à ce point universelle, mettons donc en concurrence les formes de vie ! Et puis on verra bien lesquelles attirent combien. Or dans ce jeu concurrentiel-là, dont je te propose l’expérience de pensée, il est des plus probable que la proposition salariale-capitaliste perde de la « part de marché ». Terrible aveu du pouvoir stato-capitaliste qui reconnaît implicitement la médiocrité de sa propre proposition, dont la mesure en creux est donnée par ses inquiétudes : Lip, la ZAD, et si ça marchait ? et si ça donnait des idées ? et si ça se répandait ? Si donc ces propositions de différance-là s’avèrent d’un dynamisme évolutionnaire inattendu, alors il est bien certain qu’il faut les faire tourner court au plus vite. Il ne manquerait plus que des nombres croissants contractent l’envie de différer dans ces directions.
Reprenons : un libéralisme conséquent, enivré de l’idée de concurrence, devrait regarder avec faveur « la mise en concurrence des formes de vie », et par conséquent « la diversification des offres par l’innovation ». Sauf qu’ici non.

Extrait du livre Vivre sans ? de Frédéric Lordon.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *