Démocratie entre parenthèses

Je prenais un café, ce matin, au Bourbon, le bistro à côté, avec des ex-Marcheurs. Des déçus du macronisme. […] Quand je les écoute, s’ils sont amers, c’est parce que, durant la campagne, on leur causait de « community », d’ « horizontalité », de « co-working », d’intelligence collective. Et ce baratin tranche, en effet, avec son (Macron) exercice solitaire, vertical, du pouvoir.

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Il a cette phrase, dedans (entretien de Macron à la NRF) : « J’assume totalement la verticalité du pouvoir. » Dans la foulée, il dit « haïr l’exercice consistant à expliquer les leviers d’une décision ». Il s’agace un peu devant le temps consacré à la « délibération », c’est à dire au débat démocratique : « Il faut faire attention qu’il ne devienne pas de l’indéterminé. Le délibératif est une phase transitoire. »
Même le libéral L’Opinion commente : « Cet entretien s’inscrit dans la vision monarchique… »

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Dans un entretien à l’hebdomadaire Le 1, dans le numéro de juillet 2015, il expliquait déjà « qu’il y a dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Dans la politique française, cet absent est la figure du Roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort ».
N’avouait-il pas non plus, dans un entretien à Paris-Match à la veille de la Présidentielle que « le moment que nous vivons à quelque chose de napoléonien » ? – « La raison pourquoi la plupart des gouvernements de la Terre sont despotiques, c’est que cela se fait tout seul… »
Eh oui, Macron se voit, manifestement, comme un homme-providentiel : « Je ne suis que l’émanation du peuple français pour le romanesque », confie-t-il toujours à la NRF.
Avec une mission grandiose : nous faire « sortir de l’insignifiance », nous faire « renouer avec un souffle plus profond », nous faire entrer « dans une nouvelle aventure où le tragique s’invite » !
Quand on est « en marche », il faut toujours un guide, un duce… Nous l’avons trouvé.

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Vous savez, c’est devenu un tic, chez les élites, médiatiques ou politiques, de dénoncer le « populisme ». Depuis une dizaine d’années, au moins. Je me souviens de l’éditorial de Serge July dans Libération, le 29 mai 2005, après la victoire du « Non » au Traité constitutionnel européen : « une épidémie de populisme ».
Après ce jour, après ces 55 %, c’est ancré, c’est marqué : leur projet, « la concurrence libre et non faussée », les peuples, le nôtre en tout cas, n’en veulent pas. Leur projet est démocratiquement mort. Cela ne signifie pas qu’il est mort tout court : il suffit de contourner la démocratie.
Je cite souvent un rapport, publié en 1975, de la Commission trilatérale – qui rassemble les élites japonaise, américaine, européenne.

Ce texte était intitulé Crisis of Democracy, Crise de la démocratie. Ou plutôt, « Crise de démocratie ».
Parce que le problème, là, d’après ces experts, c’est qu’on avait trop de démocratie. Il fallait, bon, peut-être pas s’en débarrasser, mais calmer tout ça. Samuel Huntington, l’inventeur du « choc des civilisations », énonçait ainsi : « Ce qui est nécessaire est un degré plus grand de modération dans la démocratie. (…) Le bon fonctionnement d’un système politique démocratique requiert habituellement une certaine mesure d’apathie et de non-engagement d’une partie des individus et des groupes. »

Les élites, aujourd’hui, poussent le bouchon plus loin que cette seule « apathie politique« . Dans son livre, L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie !, le journaliste Hervé Kempf a collecté un paquet de citations, éclairantes, sur cette « démocratie formelle » qui vire à la « dictature informelle » : Christophe Barbier, rédacteur en chef de L’Express, recommande un nouveau traité européen, mais puisque « les peuples ne valideront jamais un tel traité (…), un putsch légitime est nécessaire ».
James Lovelock, scientifique influent : « Face à la crise écologique, il peut être nécessaire de mettre la démocratie de côté pour un moment. »
Georges Steiner, essayiste : « Il est concevable que la solution dans les grandes crises économiques soit une solution à la chinoise, technocratique. Que nous évoluions vers un despotisme libéral. Ce n’est pas un oxymore.
Il reviendra peut-être à des despotismes technologiques d’affronter les grandes crises qui dépassent les systèmes libéraux traditionnels. »

Extraits d’un long article de François Ruffin dans le journal Fakir de juillet-août 2018.

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