De l’utopie numérique au choc social

Même les observateurs les plus perspicaces de la crise financière sous-estiment le poids de cette croyance dans l’omnipotence de la technologie. Ainsi le sociologue allemand Wolfgang Streeck explique-t-il qu’au début des années 70, lorsque apparurent les premiers signes de l’effondrement du modèle social issu du compromis d’après-guerre, les dirigeants occidentaux mirent en œuvre trois stratégies pour gagner du temps et maintenir le statu quo : l’inflation, l’endettement des États et, finalement, l’encouragement tacite à l’endettement des particuliers, auquel le secteur privé vend des prêts immobiliers et des crédits à la consommation. Au nombre de ces dispositifs visant à retarder l’inévitable, Streeck ne mentionne pas les technologies de l’information.
Celles-ci créent à la fois de la richesse et des emplois – à condition que chacun se transforme en entrepreneur et apprenne à programmer pour écrire des applications. Parmi les premiers, le gouvernement britannique a concrétisé ce potentiel à l’échelle nationale en tentant de vendre les données de malades aux compagnies d’assurances (mais une vague de protestation populaire a mis un terme à cette initiative), ou les données personnelles d’étudiants aux opérateurs de téléphonie mobile et aux vendeurs de boissons énergisantes. Un récent rapport, financé en partie par Vodafone, affirme que l’on pourrait générer 16,5 milliards de livres (21 milliards d’euros) en aidant les consommateurs à gérer, c’est à dire à vendre, leurs données personnelles.
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Comme l’explique M. Brian Chesky, le président-directeur général d’Airbnb, « le chômage et les inégalités sont au plus haut, mais nous sommes assis sur une mine d’or (…). Nous avons appris à créer nos propres contenus, mais nous pouvons désormais tous créer notre propre emploi et, pourquoi pas, notre propre secteur d’activité ».
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La numérisation de la vie quotidienne combinée à l’avidité déchaînée par la financiarisation laisse présager la transformation de toute chose – notre génome comme notre chambre à coucher – en bien productif.
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Il n’est guère surprenant que les catégories sociales écrasées par le fardeau de l’austérité commencent à convertir leur cuisine en restaurant, leur voiture en taxi et leurs données personnelles en actif financier. Que peuvent-elles faire d’autre ?
Pour la Silicon Valley, nous assistons là au triomphe de l’esprit d’entreprise, grâce au développement spontané d’une technologie détachée de tout contexte historique, et notamment de la crise financière. En réalité, ce désir d’entreprendre est aussi joyeux que celui des désespérés du monde entier qui, pour payer leur loyer, en viennent à se prostituer ou à vendre des organes. Les États tentent parfois d’endiguer ces dérives, mais il leur faut équilibrer le budget. Alors, autant laisser Uber et Airbnb exploiter la « mine d’or » comme bon leur semble. Cette attitude conciliante présente le double avantage d’augmenter les rentrées fiscales et d’aider les citoyens ordinaires à boucler leurs fins de mois.

Extraits d’un article d’Evgeny Morozof dans Le Monde Diplomatique d’août 2014.

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