Classes populaires invisibles

Ministres et patrons ont fabriqué la mondialisation, des accords du Gatt aux traités de l’OMC, de Maastricht à Lisbonne, avec la « libre circulation des capitaux et des marchandises » comme credo. Les « 1 % », les plus riches, en ont largement tiré profit.
Mais ce libre échange s’est installé grâce à la complicité des diplômés, des cadres, des enseignants. Ces classes intermédiaires ont accepté la globalisation, ne se sont pas révoltées contre elle. Comme en témoignait, encore en 2005, leur « oui » majoritaire au Traité constitutionnel européen (TCE).
Pendant ce temps, et depuis trois décennies, les ouvriers, eux, se prennent les délocalisations et le dumping droit dans la gueule. Le taux de chômage des non-qualifiés est cinq fois supérieur à celui des cadres, au-delà de 20 %.
[…]
La Gauche et les classes populaires (La Découverte, 2004), page 53 :
« Le statut souvent privilégié des adhérents socialistes tranche avec le maintien dans l’exclusion, le travail précaire et l’insécurité sociale de plusieurs millions de personnes. La prépondérance du secteur public, auxquels les adhérents socialistes comme d’ailleurs ceux de tous les partis de gauche appartiennent deux fois plus souvent que l’ensemble des Français, la faiblesse du taux de chômage (3 %), liée à l’importance du secteur public et à un haut niveau de qualification (66 % des socialistes ont un niveau scolaire égal ou supérieur au bac contre 29 % des Français), la part considérable des retraités (plus de 40 % des effectifs), la forte majorité masculine (72 % des adhérents en 1998) quand la plupart des “travailleurs pauvres” sont des femmes, mêlent leurs effets pour dessiner un milieu social relativement abrité des atteintes de la « désaffiliation ».
De ce fait, l’expression des attentes et des mécontentements, nécessairement associée aux difficultés quotidiennes d’une population défavorisée, parvient seulement de manière indirecte et souvent abstraite aux instances du parti. La minorité des adhérents qui partagent ces difficultés n’est guère en mesure de s’en faire vraiment l’écho. [De quoi] rendre « invisibles » aux yeux des dirigeants socialistes les catégories populaires, autrement que sous la forme de données d’études et de cases dans les tableaux d’enquêtes d’opinion. »
On va parler savant, toujours :
c’est une crise de la représentation. De la représentation politique, avec des partis de gauche, même bien à gauche, sans assise populaire. Avec un parlement d’où ouvriers et employés sont exclus, en un apartheid d’autant plus efficace qu’inconscient. Et les préoccupations du peuple sont tues, interdites, même pas discutées : trente années de délocalisations n’ont même pas conduit à un débat, ne serait-ce qu’un débat, un seul, à l’Assemblée, sur le protectionnisme, les quotas d’importation, les barrières douanières, les taxes aux frontières.
[…]
L’ordre est bien tenu.
Et qu’on ne compte pas sur la presse pour le bousculer. La représentation médiatique rend invisible, elle aussi, avec des radios, des télés, des magazines aux mains de l’oligarchie, et qui préfèrent multiplier leurs Unes sur « les prix de l’immobilier », « comment trouver un taxi à Paris », « où acheter sa résidence secondaire », et bien sûr « le mal de dos », « les Francs-maçons », « comment maigrir », et désormais « la vérité sur Mahomet », « les nouvelles filières du djihad », etc.
Le désarroi populaire ne trouve pas de lieu où se dire. Où se montrer. Il est publiquement dénié.
Cette violence symbolique s’ajoute à la violence économique.

Extraits d’un dossier de François Ruffin publié dans le journal Fakir de février-mars-avril 2016

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *