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Consommation Économie Environnement Société

libre-échange et sobriété

Au cours des deux derniers siècles, il y a eu dans le monde des phases de libre-échange et des phases de protectionnisme. Nous sortons d’une phase tournée vers le libre-échange et je crois que nous allons vers plus de protectionnisme. Depuis la crise de 2008, la dépendance extérieure aux importations a baissé en Chine, en Inde, en Russie, aux États-Unis. Le protectionnisme revient partout dans le monde. Il n’y a que des pays comme la France ou l’Allemagne qui ont encore augmenté leur dépendance aux importations. Le mot protectionnisme, qui était très mal connoté il y a encore quelques années, fait aujourd’hui partie du langage courant.

Tu évoques un sens de l’histoire récente vers plus de protectionnisme. Pourquoi aujourd’hui ?

Il faut en avoir conscience : le libre-échange sympathique qu’on nous a présenté, mais qui avait quand même pour but de perpétuer des inégalités mondiales qui nous arrangeaient, de consommer plus pour pas très cher, en délocalisant les pollutions, eh bien ce modèle-là est fini. Tout simplement parce que les autres pays dans le monde ne veulent pas rester dans la division du travail qu’on leur a imposée. L’Indonésie, par exemple, interdit maintenant l’exportation d’un de ses métaux car elle veut elle-même fabriquer les produits qui en découlent. Évidemment : les pays qui ont des normes sociales et environnementales moins élevées que les nôtres sont tout aussi capables que nous de monter en compétence. Mais c’est aussi l’opportunité pour la France de changer de modèle.

Un autre obstacle, c’est les gens. La sobriété, est-ce qu’ils y sont prêts ? Est-ce qu’ils la souhaitent ?

C’est effectivement une question clé, mais les enquêtes d’opinion montrent que la plupart de Français, y compris dans les classes populaires, ont conscience que notre niveau de vie n’est pas soutenable. En fait, la question majeure, c`est celle de la répartition. En gros, cela fait plusieurs décennies qu’on demande à la population française des efforts au nom de la compétitivité : voir stagner les salaires, accepter plus de flexibilité dans le travail, et donc plus de précarité, etc. Si on leur dit « désormais, il va falloir faire des efforts au nom de la sobriété, au nom de 1’écologie », au nom de ce que vous voulez, c’est clair, ça ne va pas passer.
Donc, pour enclencher le mouvement, il faut que l’essentiel des efforts, au moins au début, soit demandé aux classes supérieures. Ne serait-ce que parce que ce sont les classes supérieures qui, en termes d’empreinte écologique en général, ont le poids le plus important. Les 10 % des ménages du haut émettent deux fois plus de carbone pour le logement et le textile, trois fois pour les transports, quatre fois pour les biens d’équipement. Ça doit être aux classes supérieures de regarder le mode de vie des classes populaires pour s’en inspirer !

Entretien de Benjamin Brice (La Sobriété gagnante) dans journal Fakir de mai 2023.

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Politique Société

Les 20 pour cent qui soutiennent les 1 pour cent

L’indécence de leur train de vie et de leurs justifications finit par faire des ultra-riches une cible idéale. Raison pour laquelle ils sont régulièrement tombés, ces dernières années, dans le collimateur des mouvements sociaux. Le slogan « Eat the rich » a par exemple refait surface à l’occasion de la mobilisation en France contre la réforme des retraites, tandis qu’en 2011 naissait le mouvement Occupy Wall Street. « ce que nous avons en commun, c’est d’être les 99 % qui ne tolèrent plus l’avidité et la corruption des 1 % restants », clamaient les manifestants réunis au Zuccotti Park de New York. Alors que les médias du monde entier s’enthousiasment, peu d’observateurs s’inquiètent de l’entre-soi des manifestants et de la mollesse de leurs revendications, si ce n’est le journaliste Thomas Frank : « En entendant ce charabia pseudo-intellectuel, j’ai compris que les carottes étaient cuites ». Deux mois après leur installation, les campeurs sont évacués et la mobilisation tourne court. Dans un éditorial, l’ex-directeur de la rédaction du Monde diplomatique revient sur la maladie infantile du mouvement : « Quand, à défaut d’être soi-même milliardaire, on appartient à la catégorie des privilégiés, il est réconfortant de s’en extraire en fantasmant qu’on relève du même bloc social que les prolétaires », explique Serge Halimi.

Une critique que formulait également Pierre Bourdieu (La Noblesse d’État), lorsqu’il décrivait une partie des militants de Mai 68 stoppés net dans leur ascension et bercés de prétentions méritocratiques, qui s’inventaient une proximité avec le peuple tout en demeurant avides de « brevets de bourgeoisie ». « Faite de ressentiment converti en indignation éthique contre les « profiteurs » les « margoulins » et les « exploiteurs », la dénonciation ordinaire des « gros », des « magnats de l’industrie et de la finance » des « deux cents familles » [… ] est sujette à succomber à la première occasion à ce qu’elle dénonce parce que, aveugle à sa propre vérité, elle reste dominée, en son principe même, par ce quelle dénonce », écrivait le sociologue. En bref : l’idée d’une union sacrée formée par les 99 % de subalternes a beau être belle sur le papier, elle ignore l’épaisseur des mondes sociaux, occulte les antagonismes de ceux qui les composent et fait le nid de toutes les trahisons. Autant de raisons qui la vouent à l’échec.

 

Comment, alors, se représenter un front social susceptible de mettre en déroute les riches et leur monde ? D’abord, en élargissant l’assiette : l’essayiste Jean-Laurent Cassely suggère de s’intéresser aux 20 % de l’élite éduquée, « qui fournit un modèle socio-culturel bien plus désirable et puissant que celui, à la limite de la vulgarité, des fortunés du 1 % ». Les sociologues Stefano Palombarini et Bruno Amable parlent, quant à eux, d’un « bloc bourgeois » pour désigner cette frange de la société réunie autour de la défense des classes privilégiées, de l’intégration européenne et de la « modernisation néolibérale », qu’Emmanuel Macron a su coaliser pour se faire élire en 2017. Formulé autrement, les ultra-riches ne pourraient bien longtemps défendre leurs positions, préserver leur patrimoine et perpétuer leurs profits sans toute une garde prétorienne disposée à servir leurs intérêts. Nommer cette classe nous oblige alors à descendre dans un dédale descriptif – élite culturelle, bourgeoisie capitaliste, classes dominantes -, mais au moins ne cède-t-on pas au poncif des « 99 % ». En attendant, on peut tout de même se laisser aller à savourer la traque des jets privés de Bernard, l’organisation d’un lancer d’œufs pourris sur le super-yacht de Jeff, ou le vent de panique qui court épisodiquement chez les « pisse-copie de l’épiscopat » du Point, de L’Express, du Figaro ou de Valeurs actuelles, chaque fois que l’ultra-richesse est dénoncée.

Extrait d’un article de Clément Quintard dans Socialter d’avril 2023.

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Société

Autonomie, liens, exploitation

– Le concept de subsistance, que tu as évoqué, paraît clef. La société capitaliste, industrielle et naturaliste s’est fondée originellement sur une appropriation marchande de la terre. Les populations qui la travaillaient jusqu’alors en sont expulsées par la bourgeoisie et vont dans les villes former le prolétariat ouvrier. Coupées des moyens de leur subsistance, elles sont obligées de l’acheter (la nourriture, un toit…), donc de vendre leur force de travail sur le marché du travail.
Les travailleurs consomment de moins en moins ce qu’ils produisent et produisent de moins en moins ce qu’ils consomment. Et au passage, les « campagnes » deviennent lointaines, abstraites, des espaces productifs. Pour lutter aujourd’hui, faut-il repartir de la terre elle-même ?

– Il faudrait que soit enseignée dès la maternelle la façon dont est organisée la production chez nous, les rapports de domination qu’elle implique. Ce serait salutaire d’expliquer aux enfants de la bourgeoisie que la possibilité de se désintéresser des activités de subsistance repose sur l’existence d’un prolétariat qui s’en charge à notre place car sa survie en dépend. Dans la complexité du monde actuel, la plupart d’entre nous se retrouve alternativement dans la situation du bourgeois et du prolétaire, de celui qui profite de la force de travail des autres et de celui qui est contraint de vendre la sienne.
On éprouve quotidiennement, mais généralement sans les identifier comme tels, des affects bourgeois, par exemple quand le prolétaire, de l’autre côté de la relation de domination, ne se montre pas assez docile. On ne perçoit en tous cas pas spontanément que sortir de ces modes de relation implique de reprendre en main collectivement les activités de subsistance, à commencer par le travail de la terre, de tendre vers un mode d’organisation où la survie ne serait plus dépendante du marché du travail.

– Comment pourrait-on réintroduire des activités de subsistance dans la pratique et l’imaginaire collectifs ? Comment amorcer un « tournant subsistantialiste » ?

– Avant même la question matérielle, il y a un blocage idéologique. Nous avons grandi dans un monde où le concept de liberté, et donc celui de bonheur. sont associés à la délivrance matérielle. au loisir de se désintéresser tant des tâches liées à la subsistance
que des affaires politiques. Cela revient à dire que la liberté consiste à faire faire à d’autres ce qu’on n’a pas envie de faire soi-même.
Cette conception très particulière de la liberté, comme le montre Aurélien Berlan, trouve ses racines dans l’histoire du christianisme. La vie matérielle, le labeur, le travail de la terre sont présentes comme des souffrances qu’il faut surmonter en attendant la délivrance dans l’au-delà. Contrairement aux fêtes païennes ou à la ritualisation dans les collectifs animistes qui viennent enrichir et embellir les activités de subsistance, la liturgie chrétienne en est globalement séparée. On vit des moments d’extase le dimanche à l’église avant de retourner souffrir aux champs le reste de la semaine.
Le tournant subsistamialiste revient donc à considérer qu’être libre, ce n’est pas se passer de tout lien, de toute dépendance, mais au contraire reconnaitre ses attaches, les façonner, les chérir, faire en sorte qu’elles ne recèlent pas de rapport de domination.
Il s’agit finalement de renouer avec des conceptions de la liberté et du bonheur relativement classiques en dehors de la modernité occidentale.

Extrait d’un entretien entre Philippe Vion-Dury et Alessandro Pignocchi dans Socialter d’avril 2023.

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Politique Société

Les élites, la république et la démocratie

Notre 21ème siècle est suffisamment avancé pour confirmer les craintes que nous éprouvions quant à l’avenir, il y a déjà une vingtaine d’années et même davantage. Nous étions alors déjà très conscients qu’il y avait le feu à la maison et péril en la demeure. Les voix les plus autorisées scientifiquement et moralement appelaient nos dirigeants à agir sans plus attendre sous peine d’être dépassés sans recours par l’emballement des problèmes de tous ordres liés au changement climatique et autres processus catastrophiques. Mais les grandes puissances, qui se disputent le leadership mondial, ne se sont pas plus émues qu’au cours des décennies précédentes. Gesticulations et simagrées écologiques se sont multipliées, sommets très médiatisés et engagements non tenus se sont succédé, retards et renoncements se sont accumulés, avec la mauvaise foi, l’incompétence et l’irresponsabilité de rigueur, si bien qu’il est effectivement trop tard désormais pour intervenir efficacement, à supposer qu’on en ait véritable-ment la volonté.

[…]

Que des élites soient choisies et mandatées pour se consacrer à la mission de gérer le système en faveur d’intérêts oligarchiques proclamés comme étant ceux de la nation tout entière, cela peut encore se concevoir. Le monde occidental a pris ce chemin-là depuis très longtemps. Les autres ont compris la leçon. Les privilégiés des classes supérieures savent que l’art de la politique, c’est de déguiser, grâce à une rhétorique adéquate, des mesures de conservation des privilèges en politiques publiques d’intérêt général. Ils demandent donc à leurs élites dirigeantes de tout mettre en œuvre pour maintenir les conditions de reproduction de l’ordre établi, avec les mises en scène nécessaires pour faire croire qu’il y va de l`intérêt de tous. Cela s’appelle faire des « réformes ». Le concept de réforme présente, depuis la réinvention de « la République » par les révolutionnaires du XVIIIème siècle, l’immense avantage formel de structurer toute l’activité du champ politique de façon bi-polaire, entre un pôle « républicain », dit « de droite » et un pôle « démocrate » ou « libéral », dit « de gauche ». Le pôle de droite est traditionnellement plus conservateur, hostile aux réformes, le pôle de gauche plus progressiste et disposé au changement, cette structuration schématique restant par elle-même assez ambiguë pour convenir à tous les sujets. Il y a toujours une gauche et une droite prêtes à s’affronter sur n’importe quels contenus. Mais ce n’est pas tant la substance des positions qui fait la gauche ou la droite que leur rapport d’opposition, ce qui explique qu’un parti « socialiste » parvenu au pouvoir, comme en France avec Mitterrand puis Jospin et Hollande, ait pu faire plus de réformes « de droite » que les gouvernements de droite eux-mêmes, au nom du nécessaire pragmatisme et du principe de réalité qui commandent les politiques d’austérité et les mesures anti-sociales. La Finance n’a jamais autant prospèré et les milliardaires ne se sont jamais aussi bien portés chez nous que depuis que la Ve République, […]

Extraits d’un article dans le journal La Décroissance d’avril 2023.

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Politique Société

Le terrorisme selon Darmanin

Le moment est peut-être venu de flipper un peu sérieusement. Il ne s’agit évidemment pas de se recroqueviller dans la peur : c’est même tout le contraire. Mais le moment est sans doute venu de prendre l’exacte mesure de ce à quoi nous sommes confrontés avec le macronisme – qui libère dans l’époque une violence tout à fait inédite dans le dernier demi-siècle.
Et l’interview de Gérald Darmanin publiée ce 2 avril 2023 par Le journal du dimanche (groupe Bolloré) peut – hélas – nous y aider. Car il appert de cet entretien, où il délire sur « le terrorisme intellectuel » de ce qu’il appelle « l’extrême gauche » (comme il avait déjà fait quelques semaines plus tôt à propos d’un très imaginaire « écoterrorisme »), que ce ministre connu déjà pour ses déclarations homophobes sur le mariage pour tous, pour ses considérations infâmes sur les « troubles » liés selon lui à « la présence de dizaines de milliers de juifs en France » à l’époque napoléonienne, ou pour son aptitude à citer sans ciller un historien antisémite et monarchiste lorsqu’il intervient à la tribune de l’Assemblée nationale – il appert, disais-je, que ce ministre prépare ses clientèles extrême-droitières à des lendemains qui seront, pour nous qui refusons de nous accoutumer aux raidissements autoritaires du macronisme, extraordinairement dangereux.
Car lorsque dans cette hallucinante interview il assimile ses opposant-es à des « terroristes », et installe donc dans le débat public l’idée, elle aussi infâme, selon laquelle ces protestataires appartiendraient au fond au même univers que les tueurs de masse de Daech, par exemple, Darmanin s’apprête évidemment, après avoir déjà fait donner l’armée contre les manifestant-es écologistes rassemblé-es il y a dix jours à Sainte-Soline, à déchaîner contre les rassemblements qui viendront, en même temps qu’il proteste de son attachement au « droit de manifester », une implacable violence policière.
Car bien sûr, avec des opposant-es, on peut en principe échanger. Tandis qu’avec des « terroristes » : on guerroie.
Mais il est vrai aussi que ce frénétique ministre aurait tort de se contenir, puisque aussi bien Le Journal du dimanche, loin de montrer pour ce qu’elle est sa fureur délirante, l’entérine au contraire – et fait dire par son appliqué directeur, dans un éditorial tout à fait orwellien, que Darmanin, confronté au péril de « l’ultragauche », fait preuve d’une admirable « lucidité » et d’un merveilleux « pragmatisme » : la prochaine fois qu’un-e manifestant-e sera mutilé-e par les forces de l’ordre nouveau macroniste, comme tant et tant l’ont déjà été depuis que M. Darmanin siège à l’Intérieur, il faudra avoir aussi une forte pensée pour ces excitateurs à carte de presse.

Article de Sébastien Fontenelle dans Politis du 06 avril 2023.

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Environnement Société

Égologie

Attention, pamphlet ! Dans Égologie, la journaliste Aude Vidal dénonce l’individualisme au sein du mouvement écolo actuel.
Si « l’égologie » dénoncée par Aude Vidal est à la mode, c’est qu’elle s’enracine selon elle dans l’individualisme, au cœur de la dynamique de nos sociétés libérales. Les plus atteints par ce mal croient que le changement global passe uniquement par le changement des comportements individuels. Croire cela est très confortable quand on a les moyens de « changer » : quand on peut se payer une Tesla, télétravailler, ou « changer de vie » pour être plus « cohérent ». C’est très valorisant d’être (ou de se croire) écolo quand on est riche. Pour les autres, ceux qui subissent le plus les contraintes de la machinerie sociale, cela peut être par contre très culpabilisant, car en égologie, « celui qui ne fait pas sa part » est seul coupable de tous les malheurs du monde, à commencer par le sien : chacun est
responsable de soi-même.

L’égologie ne conforte pas seulement l’ordre bourgeois (je suis écolo parce que je m’en donne plus les moyens que les autres, tout comme je suis riche parce que je me suis donné plus les moyens que les autres). Aude Vidal la déniche aussi dans le discours petit-bourgeois prônant « l’autonomie », qui « cache une volonté de toute-puissance individuelle, réclamée plus fortement par des groupes sociaux qui ont déjà une prise matérielle et symbolique plus forte sur leur environnement. »
Et de faire le rapprochement entre le Do it yourself et Ikea, en complet décalage avec l’autonomie prônée par le philosophe Castoriadis par exemple.
Plus loin, elle voit la lutte des classes dans certains jardins partagés des grandes métropoles : « Est-il décent d’utiliser la terre comme bac à sable quand d’autres pourraient en avoir l’usage pour cultiver de quoi manger ? » Et de souligner qu’il est facile d’adopter
des pratiques « non productives » quand on ne dépend pas des produits du jardin.
Alors que faire ? Arrêter toute « alternative » ? Ce n’est pas le propos du livre. Aude Vidal nous invite à prendre du recul sur ces initiatives concrètes et à les considérer non pas comme des fins « pour les bienfaits immédiats quelles apportent », mais comme des moyens pour, à terme, « remplacer le vieux monde ». Pour construire un nouveau monde dans lequel « les obligations réciproques tissent des liens qui libèrent ».

Article paru dans l’âge de faire d’avril 2023.

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Société

Contrats à impact social

En France, les contrats à impact social, qui transforment les associations en produits d’investissement financier, continuent de se développer à la faveur d’un lobbying puissant et malgré une concrétisation très laborieuse.
[…]
Ce modèle bénéficie depuis son lancement en Angleterre en 2010 d’un lobbying puissant. Il permet au marché financier, toujours à la recherche de nouveaux débouchés, de rentabiliser les actions associatives. Dans la pratique, les contrats ont beaucoup de mal à s’incarner. Faire coincider logique financière et réalité humaine et sociale s’avère particulièrement ardu.
« La France est désormais le troisième pays au monde qui utilise le plus ces contrats », se réjouissait le 9 février 2022, Frédéric Tiberghien, président de Fair, le think tank qui les promeut en France. 21 millions d’euros sont investis dans les onze CIS signés; quatorze autres contrats sont en cours de structuration pour 45 millions d’euros. Au total, une trentaine de CIS sont en cours de création ou de réalisation depuis 2016, date du premier appel à projet en France. Seuls trois sont aujourd’hui arrivés à terme dont celui de la Cravate solidaire. Cette association proposait à des jeunes sans emploi de Seine-Saint-Denis et du Val-d’Oise un atelier pour leur transmettre les codes vestimentaires nécessaires à un entretien d’embauche.

L’investissement s’élevait à 450 000 euros – une petite somme pour les CIS qui descendent rarement au-dessous des 2 millions d’euros – avec un taux de retour évalué autour de 5%. Ces taux ne sont jamais détaillés ; les contrats des CIS restent protégés par le secret des affaires. Un récent rapport révélait que ce taux se situait autour de 4,5 % en France mais préconisait de l’augmenter jusqu’à 10 % pour attirer plus d’investisseurs et donnait pour modèle des pays où il peut atteindre 20 %.

[…]

Dès 2016, le Haut conseil à la vie associative s’interrogeait : « Il n’est pas évident que ces montages complexes […] se révèlent profitables au final pour la collectivité. » L’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) mettait en garde sur l’opportunité que représentent ces contrats pour « former une culture de contrôle et d’évaluation en matière de prestations de services sociaux ».
Enfin, Bertrand Bréqueville, cadre dans l’humanitaire, y voit « la quintessence du néolibéralisme », une manière de « rentabiliser la misère et l’exclusion générées par le système capitaliste »

Extraits d’un article paru dans Transrural initiative de janvier 2023.

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Politique Société

La (fausse) démocratie élective

Je ne pense pas qu’il (macron) ait de « vision », au sens où un homme d’État aurait une compréhension historique des événements. Il se comporte plutôt comme un joueur de casino, qui certes a fait de beaux coups (financiers, médiatiques, etc.), mais qui s’est finalement rendu ivre de son pouvoir, jusqu’à plonger tout le pays dans une crise sans retour. Pour répondre à votre question, il faut donc regarder au-delà de l’individu Macron et de ses problèmes de personnalité, pour s’intéresser à ce qu’on pourrait appeler la
« Macronie » : un nouveau continent mental, qui a triomphé avec l’imaginaire de la pandémie. En Macronie, la démocratie est remplacée par un régime électif où le peuple, parce qu’il est considéré comme irrationnel et incapable de se gouverner lui-même, doit se dessaisir (par les élections) de la totalité de son pouvoir.
Cette confusion entre démocratie et élection culmine dans les propos de Bruno Le Maire, le 20 mars dernier sur BFM TV, où il dit en substance : « Je suis un démocrate parce que j ‘ai été élu, je sais donc de quoi je parle, je connais le peuple. » L’idéologie selon laquelle l’élection désignerait les meilleurs est ancienne. Elle a été élaborée par la théorie du gouvernement représentatif (à la fin du XVIIIe siècle), contre l’idée démocratique. Dans ce contexte idéologique, qui est toujours le nôtre, l’élu ne peut pas faire partie du peuple. Le « peuple », c’est la masse des classes modestes, des gens non éduqués que les élus guident avec pédagogie. Or si nous étions dans une véritable démocratie, Bruno Le Maire aurait la surprise de découvrir qu’il fait lui-même partie du peuple ! Mais pour qu’une telle vision le saisisse, encore faudrait-il que nous puissions nous assembler tous ensemble et qu’il soit obligé de s’assembler avec nous.

Extrait d’un entretien de Barbara Stiegler dans Politis du 23 mars 2023.

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Politique Société

La violence légitime de l’Etat

Coma, œil arraché, main déchiquetée, traumatismes crâniens, fractures, hématomes. Entre les manifestations à Sainte-Soline, les 25 et 26 mars, et celles contre la réforme des retraites, la liste des mutilations commises par les forces de l’ordre s’allonge. Et pourtant, les « violences » ne seraient que du côté des contestataires. Un premier mensonge. Tout comme celui qui consiste à dire que les stratégies offensives des cortèges ne sont pas politiques.
La philosophe Elsa Dorlin, autrice de Se défendre (La Découverte, 2017), revient sur cette vision néolibérale d’une démocratie qui doit se tenir sage.

[…]

La violence d’État est létale, au service d’un néolibéralisme mortifère et écocide. Cet usage de la violence est aujourd’hui considéré comme « illégal » par la Ligue des droits de l’homme, Amnesty international, le Conseil de l’Europe. Or, les pratiques de dispersions, d’interpellation (nasse, gazage, grenade, LBD, coups de poing, de matraque, étranglement, fouille, agression sexuelle, viol) demeurent licites sur ordre ministériel et préfectoral ou, du moins, « on laisse faire », sachant que peu de recours à l’IGPN aboutiront.
Ce rapport entre le légitime, le légal et le licite (permis par une autorité ou l’usage, sans nécessairement l’être par la loi) est déterminant.
L’État peut prétendre s’en tenir à un usage légitime de la force dont il revendique le monopole, affirmer agir selon la loi, et pourtant incarner un ordre brutal licite vis-à-vis duquel il n’a pas à rendre de comptes. Cela renvoie à l’illégitimité tout autre usage de la violence (par exemple l’autodéfense des manifestant-es) et inverse la relation de cause à effet de la violence. […]

Tout cela relève d’une politique de la performativité de la violence : les arrestations préventives, les condamnations pour « intention » de commettre une infraction, terroriser et agresser des cortèges avec des armes de guerre, comme à Sainte-Soline, le refus ou le retard de soins aussi ne sont pas seulement une application des codes de procédures, des lois. Ce sont des énoncés qui font, qui fabriquent à proprement parler ce qu’ils disent : des foules, des « meutes », « armées et dangereuses » ; de fait, des corps blessables et tuables. Nombre de politiques, journalistes, éditorialistes offrent un spectacle de contorsion rhétorique pour ne dire aucun mot sur les exactions perpétrées par les « forces de l’ordre ». Qualifier ces dispositifs de « politique du maintien de l’ordre » est aussi une
forme d’amnésie historique qui désaffilie ce que nous vivons aujourd’hui de l’histoire des techniques contre-insurrectionnelies déployées par la France, pour mater les luttes indépendantistes, le mouvement de libération algérienne dans les années 1960, mais aussi en Guadeloupe, en Guyane et en Martinique dans les décennies 1950-1960-1970. Nous nous situons dans un continuum répressif, et ce n’est pas fini.

Extraits d’un article dans Politis du 16 mars 2023.

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Économie Société

Robots et exosquelettes

« Les robots libèrent les travailleurs », « des exosquelettes permettent de porter les charges lourdes » pour les ouvriers assurent les Macronistes ? Mais que disent les chiffres ?
« La part des salariés qui subissent trois contraintes physiques est passée de 12 % en 1984 à 34 % aujourd’hui. » Je suis tombé sur cette statistique dans un bouquin, La Sobriété gagnante. Ça m’a sidéré, car c’est contre-intuitif : on se dit que le travail, avec les ordinateurs, le numérique, s’est si bien allégé. Ça m’a tellement stupéfait, que j’ai douté. Je suis allé voir dans le rapport en question, on ne peut plus officiel, une note de la Dares, le ministère du Travail, de décembre 2017, intitulée « Quelles sont les évolutions récentes des conditions de travail et des risques psychosociaux ? »
Eh bien si : de 12 % à 34 %.
Ça triple presque, pour ces cinq contraintes : « rester longtemps debout, rester longtemps dans une posture pénible, effectuer des déplacements à pied longs ou fréquents, devoir porter ou déplacer des charges lourdes, subir des secousses ou des vibrations ». Mais pire. Ça grimpe de 13 % à 46 % parmi les employés de commerce et des services, de 23 % à 60 % parmi les ouvriers qualifiés, de 21 % à 63 % parmi les non-qualifiés.
Parmi eux, 38 % sont exposés à un bruit intense, 40 % sont au contact de produits dangereux, 66 % respirent des fumées ou des poussières. On est très loin du travail dématérialisé…
J’en discutais avec Christine Erhel, économiste du travail, auteure du (formidable) rapport sur « les travailleurs de la deuxième ligne ». Ces données ne l’ont pas surprise : « C’est une chose très connue, très documentée parmi les chercheurs qui s’intéressent aux conditions de travail. Les contraintes, dans la logistique par exemple, se sont renforcées. C’est du néo-taylorisme…
– On est encore plus dans Les Temps modernes, finalement ?
– Oui. Ceux qui disent que les robots libèrent les travailleurs, ce n’est pas vrai, ça empire.
Amazon en est l’illustration, l’homme y devient un appendice de la machine, pour reprendre les termes de Marx.
– Est-ce qu ‘il y a moins pire ailleurs ?
– Oui, dans les pays Nordiques, la Suède, le Danemark…
– Ça lasse. Ce sont toujours les mêmes.
– Eh oui, mais il existe bel et bien d’autres cultures managériales. »
Je pose cette question ici, bien sûr, parce qu’elle est capitale dans le débat sur les retraites. Si le travail était « magique », comme le rêve la start-up Nation, léger et doux, pourquoi ne pas faire deux années supplémentaires, ou même plus ?
Mais non. C’est l’inverse qui se produit. Sur les corps, mais aussi sur les esprits. Ainsi, les contraintes de rythme (« Devoir toujours ou souvent se dépêcher, des délais à respecter en peu de temps, interrompre une tâche pour une autre non prévue, situation de tension avec public… ») ont explosé : de 6 % en 1984 à 35 % aujourd’hui.
+ 20 points pour les cadres,
+ 30 points pour les intermédiaires,
+ 27 points pour les employés,
+ 45 points pour les ouvriers qualifiés.
Le travail est ainsi devenu plus intense. Physiquement, mais également psychiquement. D’où le refus, massif, aujourd’hui, qu’il soit en plus rallongé.

Article de François Ruffin dans le journal Fakir de mars 2023.