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Libéralisme autoritaire

Selon l’auteur de L’Énergie de l’État. Pour une sociologie historique et comparée du politique (La Découverte, 2022), Emmanuel Macron s’inscrit dans un courant politique hérité du XIXe siècle : le « national-libéralisme ». « Ce concept renvoie à la tension entre l’État-nation et le système capitaliste international. Il désigne la triangulation entre l’emprise du capitalisme sur les populations, l’universalisation de l ‘État-nation comme forme de domination légitime et la généralisation d’une conscience politique nationaliste. Emmanuel Macron est exemplaire de cette triangulation », explique le chercheur. Entre la fascination pour le Puy du Fou et le « sommet de l’attractivité » Choose France, la tension est, pour Jean-François Bayart, « surmontée parle recours massif et systématique à la répression. »
De quoi dessiner les contours de l’idée de démocratie dans la tête d’un président qui, tient à rappeler le professeur, n’avait jamais eu la moindre expérience électorale avant d’être élu en 2017, face à Marine Le Pen. Une forme démocratique posée sur le socle d’un libéralisme autoritaire, que le philosophe Grégoire Chamayou donne à comprendre dans son ouvrage La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire (La Fabrique, 2018). L’auteur défriche l’origine d’un concept qui théorisait la nécessité, pour une économie libérale, de s’appuyer sur un État vertical et autoritaire.
Dans ce système, la démocratie sert de paravent. Elle est un cadre légitime au sein duquel règne l’ordre capitaliste, débarrassé des contre-pouvoirs et des protestations populaires. Et ne tient debout que par le rituel électoral.
Face à cet acharnement à ne pas considérer la légitimité démocratique de la contestation, il est intéressant de noter la passion que voue Emmanuel Macron aux dites « conventions citoyennes ». Une « innovation démocratique » qui peut « refroidir les passions brûlantes » dans un « moment de trouble », disait-il, le 3 avril, face aux membres de la convention pour la fin de vie. Cette participation citoyenne, telle que le président l’a organisée, s’inscrit pourtant dans un cadre choisi par l’exécutif, conseillé par d’onéreux cabinets privés, et débouche sur des propositions qui ne sont reprises que lorsqu’elles conviennent au pouvoir. Une forme « d’autoritarisme participatif », comme le formule le maître de conférences en science politique Guillaume Gourgues dans « Les faux-semblants de la participation« , un article paru dans La Vie des idées. Cette technique gouvernementale, rappelle-t-il, est beaucoup utilisée en Russie et en Chine. De belles références en matière de démocratie.

Dernière partie d’un article d’Hugo Boursier dans Politis du 25 mai 2023.

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Politique Société

Les 20 pour cent qui soutiennent les 1 pour cent

L’indécence de leur train de vie et de leurs justifications finit par faire des ultra-riches une cible idéale. Raison pour laquelle ils sont régulièrement tombés, ces dernières années, dans le collimateur des mouvements sociaux. Le slogan « Eat the rich » a par exemple refait surface à l’occasion de la mobilisation en France contre la réforme des retraites, tandis qu’en 2011 naissait le mouvement Occupy Wall Street. « ce que nous avons en commun, c’est d’être les 99 % qui ne tolèrent plus l’avidité et la corruption des 1 % restants », clamaient les manifestants réunis au Zuccotti Park de New York. Alors que les médias du monde entier s’enthousiasment, peu d’observateurs s’inquiètent de l’entre-soi des manifestants et de la mollesse de leurs revendications, si ce n’est le journaliste Thomas Frank : « En entendant ce charabia pseudo-intellectuel, j’ai compris que les carottes étaient cuites ». Deux mois après leur installation, les campeurs sont évacués et la mobilisation tourne court. Dans un éditorial, l’ex-directeur de la rédaction du Monde diplomatique revient sur la maladie infantile du mouvement : « Quand, à défaut d’être soi-même milliardaire, on appartient à la catégorie des privilégiés, il est réconfortant de s’en extraire en fantasmant qu’on relève du même bloc social que les prolétaires », explique Serge Halimi.

Une critique que formulait également Pierre Bourdieu (La Noblesse d’État), lorsqu’il décrivait une partie des militants de Mai 68 stoppés net dans leur ascension et bercés de prétentions méritocratiques, qui s’inventaient une proximité avec le peuple tout en demeurant avides de « brevets de bourgeoisie ». « Faite de ressentiment converti en indignation éthique contre les « profiteurs » les « margoulins » et les « exploiteurs », la dénonciation ordinaire des « gros », des « magnats de l’industrie et de la finance » des « deux cents familles » [… ] est sujette à succomber à la première occasion à ce qu’elle dénonce parce que, aveugle à sa propre vérité, elle reste dominée, en son principe même, par ce quelle dénonce », écrivait le sociologue. En bref : l’idée d’une union sacrée formée par les 99 % de subalternes a beau être belle sur le papier, elle ignore l’épaisseur des mondes sociaux, occulte les antagonismes de ceux qui les composent et fait le nid de toutes les trahisons. Autant de raisons qui la vouent à l’échec.

 

Comment, alors, se représenter un front social susceptible de mettre en déroute les riches et leur monde ? D’abord, en élargissant l’assiette : l’essayiste Jean-Laurent Cassely suggère de s’intéresser aux 20 % de l’élite éduquée, « qui fournit un modèle socio-culturel bien plus désirable et puissant que celui, à la limite de la vulgarité, des fortunés du 1 % ». Les sociologues Stefano Palombarini et Bruno Amable parlent, quant à eux, d’un « bloc bourgeois » pour désigner cette frange de la société réunie autour de la défense des classes privilégiées, de l’intégration européenne et de la « modernisation néolibérale », qu’Emmanuel Macron a su coaliser pour se faire élire en 2017. Formulé autrement, les ultra-riches ne pourraient bien longtemps défendre leurs positions, préserver leur patrimoine et perpétuer leurs profits sans toute une garde prétorienne disposée à servir leurs intérêts. Nommer cette classe nous oblige alors à descendre dans un dédale descriptif – élite culturelle, bourgeoisie capitaliste, classes dominantes -, mais au moins ne cède-t-on pas au poncif des « 99 % ». En attendant, on peut tout de même se laisser aller à savourer la traque des jets privés de Bernard, l’organisation d’un lancer d’œufs pourris sur le super-yacht de Jeff, ou le vent de panique qui court épisodiquement chez les « pisse-copie de l’épiscopat » du Point, de L’Express, du Figaro ou de Valeurs actuelles, chaque fois que l’ultra-richesse est dénoncée.

Extrait d’un article de Clément Quintard dans Socialter d’avril 2023.

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Politique

Mensonge, déni démocratique et dépolitisation

« Il ne faut pas que les syndicats restent humiliés de cette séquence », envoie tout de go la Première ministre, le 5 avril. […] En la circonstance, qui est humilié et qui devrait porter au front le rouge de la honte ? La réponse fleurit sur toutes les lèvres : Emmanuel Macron et le gouvernement d’Élisabeth Borne se sont humiliés eux-mêmes et ont humilié notre pays.

Par le mensonge d’abord : Emmanuel Macron s’est abaissé jusqu’à revendiquer d’avoir été élu pour mettre en œuvre la réforme des retraites, alors qu’il doit son élection au barrage républicain contre le Rassemblement national. Il le reconnaissait lui-même le 24 avril 2022 en ces termes : « Je sais aussi que nombre de nos compatriotes ont voté ce jour pour moi, non pour soutenir les idées que je porte, mais pour faire barrage à celles de l’extrême droite. Et je veux ici les remercier et leur dire que j’ai conscience que ce vote
m’oblige pour les années à venir. » Or, de plain-pied dans ces années à venir, il n’a plus ni conscience ni obligation.

Par le déni démocratique ensuite, avec des ministres « experts » qui dégradent le pays tout entier en abaissant le jeu démocratique jusqu’au degré zéro de la délibération.
Par des tours de passe-passe et de procédures cumulées, constitutionnelles mais retorses, allant du choix de la loi de financement rectificative de la Sécurité sociale aux 49.3, 47.1, 44.3, 44.2, désormais nouvelle table de déclinaisons à apprendre par cœur, la représentation parlementaire, les corps intermédiaires et nous, gens dans la rue mobilisés, avons été non pas humiliés, mais déniés, rayés, balayés d’un revers de menton et d’un coup de mépris.

Enfin, par la dépolitisation du langage : le vocabulaire utilisé qui « psychologise » les rapports de force politiques en termes d’humiliation masque et révèle tout à la fois le brutal exercice d’une autocratie. « Ce soir, il n’y a ni vainqueur ni vaincu », conclut Élisabeth Borne, le vendredi 14 avril. Il y a quoi, alors ? Des dominant-es sans foi ni loi, et des pressurisé~es, des rançonné-es jusqu’à leurs plus vieux jours, qui ne lâcheront pas l’affaire et se dresseront contre l’acclimatation aux pratiques, aux idées et au vocabulaire de l’extrême droite, dont la « séquence » de la réforme des retraites n’a été qu’un laboratoire d’expérimentation supplémentaire. Qui, après ça, pense encore que les théories et pratiques de domination sont de vieilles lunes ?

Extraits d’un article de Rose-Marie Lagrave dans Politis du 04 mai 2023.

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Politique Santé

La bataille de la sécu

La Révolution de 1789 va mettre à bas les anciennes solidarités de la société féodale et construire une nouvelle façon d’organiser les secours, de façon universelle et dont les bénéficiaires sont, au contraire de la charité, légalement définies.
Mais ces innovations sont encore limitées et restent aux mains de la classe bourgeoise dominante.
Dès les premières décennies du XIXème siècle la question de la santé de la classe ouvrière est construite comme un objet politique. Le libéralisme naissant a besoin d’ouvriers en pas trop mauvaise santé, mais les mesures à prendre ne sauraient entrer en confit avec les intérêts capitalistes. L’hygiénisme naissant cherche dans les conditions d’existence des ouvriers et ouvrières – qui sont réellement mauvaises et néfastes – les raisons de la santé dégradée de la classe laborieuse. Les conditions de travail ne sauraient être retenues comme cause explicative des maladies.
Deux modes de financement vont émerger : un système assurantiel (financé par le capital) et un système auto-organisé (financé par l’entraide). Ainsi, les sociétés de secours mutuel se développent rapidement et à la veille de la Révolution de 1848 on en compte 2 500 couvrant un ensemble de 270 000 membres.
Combattues durant la Restauration, entre 1825 et 1848, plus de 4 000 d’entre elles seront condamnées pour délit de coalition. Ces mutuelles sont à la fois des organisations offrant des secours que ne gèrent pas l’État, mais également des lieux politiques de formation qui diffusent les idées démocratiques.
La bourgeoisie ayant à nouveau fait appel au peuple en 1848, et dans la crainte que n’émergent trop fortement une opinion favorable à la mise en place d’un système généralisé de prévoyance pour la santé, la retraite et le chômage, ces sociétés de secours seront finalement légalisées en juillet 1850 mais en les encadrant fortement. En 1852 le décret légalisant la mutualité pris par Napoléon III est un pas supplémentaire vers l’intégration à l’ordre social de ces mutuelles qui restent « des lieux de socialisation ouvrière potentiellement subversives où se pensent la transformation sociale par l’auto-organisation ».
L’État s’approprie ainsi « la critique sociale pour se prémunir du changement ».

Il en sera de même de la réappropriation de la Sécurité sociale, elle aussi née dans l’auto-organisation ouvrière et réintégrée à la doctrine de l’État social dans une « une volonté consciente et relativement stable de cibler les bénéficiaires des prestations et de laisser le capital se déployer au détriment de la production publique ».
Ainsi l’État social, selon Nicolas Da Silva, n’est pas un horizon souhaitable mais plutôt un empêchement à la pleine réalisation de l’émancipation des classes populaires. S’y soumettre serait se soumettre à des intérêts qui ne sont pas les nôtres.

Extrait d’une recension de l’ouvrage La bataille de la sécu, une histoire du système de santé dans Alternative Libertaire d’avril 2023.

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Politique

(Non)-Démocratie (non)-représentative

« À chaque fois qu’un parlementaire est menacé ou attaqué, l’institution dans son ensemble est atteinte et, avec elle, notre démocratie », déclarait la présidente de l’Assemblée Yaël Braun-Pivet suite aux « dégradations » essuyées par les permanences d’élus favorables à la réforme des retraites. Dans le même temps, Macron rassurait ses ministres : la « foule » ne serait pas légitime face au « peuple qui s’exprime à travers ses élus ». C’est pas très clair, Manu. Car beaucoup de ceux qui dégomment des vitrines de députés sont aussi allés voter en 2022, et certains pour toi, en se pinçant le nez. Noble peuple le dimanche, vile populace le lundi, comment choisir ?

Par ce tour de passe-passe rhétorique, notre Génial Leader aimerait en fait faire oublier que toute démocratie n’est pas forcément représentative. Et pour cause : dès ses origines, le gouvernement représentatif a été pensé contre l’idée de gouvernement par le peuple. Pour les révolutionnaires bourgeois du XVIIIème siècle, les masses populaires n’étaient guère bonnes qu’à prendre la Bastille. Ceci étant fait, elles étaient priées de céder la place à une élite politique d’ « honnêtes gens » raisonnables et bien élevés. C’est pour asseoir leur autorité que ceux-ci fondèrent le pouvoir sur l’élection.
Présentée encore aujourd’hui comme le nec plus ultra de la participation politique, elle est en fait une procédure intrinsèquement aristocratique. Le grand philosophe de la démocratie libérale, Tocqueville, le savait bien, qui emmenait les paysans de son village à travers champs jusqu’au bureau de vote, où ils lui offraient des scores dignes de la Roumanie de Ceausescu. C’est ainsi que dans la France de la V* République, l’élection ne sert qu’à départager une poignée de notables obéissant aux normes idéologiques.

Que l’élection soit un piège à cons, on le savait dès l’Athènes de Périclès, il y a 2 500 ans. Les responsabilités – tournantes et à durée limitée – y étaient distribuées par tirage au sort et vote éliminatoire. Et d’autres pistes existent ! La révocabilité des mandats : tu trahis, tu dégages. Le mandat impératif : tu votes comme tu as été désigné pour le faire, puis tu dégages. Le référendum sous toutes ses facettes. Des outils démocratiques vite planqués sous le tapis. La Constitution de 1958 a explicitement exclu la possibilité du mandat impératif. La même ne réintroduisit le référendum que pour légitimer un pouvoir putschiste.
Face à la crise de la représentation -les Gilets jaunes foutant le feu à l’Arc de triomphe, ça avait quand même fait tiquer -, des procédures d’apparence un peu plus démocratiques sont ressorties des fagots ces dernières années. Mais le sort de la Convention citoyenne sur le climat de 2019-2020 a pu étonner jusqu’aux plus sarcastiques. Macron avait promis de reprendre telles quelles les propositions de ce groupe de citoyens tirés au sort. Las, le produit de l’intelligence collective excédait tellement son horizon bouché qu’il les a enterrées illico. Limpide.

On le sait bien : quand la députée Renaissance Aurore Bergé affirme au sujet des retraites que « la démocratie a parlé », elle se moque du monde. Ce qui est légal n’est pas forcément légitime ni démocratique. Un pouvoir n’est légitime que si le peuple y consent.
Évacuant une place parisienne après une manif fin mars, un flic a bien résumé le moment : « Maintenant vous circulez, bonne soirée à tous, et désolé pour la démocratie ! » Ne soyez pas désolés. Le pouvoir, on le reprendra bien un jour. Vite, ce serait bien…

Édito du journal CQFD d’avril 2023.

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Politique Société

Les élites, la république et la démocratie

Notre 21ème siècle est suffisamment avancé pour confirmer les craintes que nous éprouvions quant à l’avenir, il y a déjà une vingtaine d’années et même davantage. Nous étions alors déjà très conscients qu’il y avait le feu à la maison et péril en la demeure. Les voix les plus autorisées scientifiquement et moralement appelaient nos dirigeants à agir sans plus attendre sous peine d’être dépassés sans recours par l’emballement des problèmes de tous ordres liés au changement climatique et autres processus catastrophiques. Mais les grandes puissances, qui se disputent le leadership mondial, ne se sont pas plus émues qu’au cours des décennies précédentes. Gesticulations et simagrées écologiques se sont multipliées, sommets très médiatisés et engagements non tenus se sont succédé, retards et renoncements se sont accumulés, avec la mauvaise foi, l’incompétence et l’irresponsabilité de rigueur, si bien qu’il est effectivement trop tard désormais pour intervenir efficacement, à supposer qu’on en ait véritable-ment la volonté.

[…]

Que des élites soient choisies et mandatées pour se consacrer à la mission de gérer le système en faveur d’intérêts oligarchiques proclamés comme étant ceux de la nation tout entière, cela peut encore se concevoir. Le monde occidental a pris ce chemin-là depuis très longtemps. Les autres ont compris la leçon. Les privilégiés des classes supérieures savent que l’art de la politique, c’est de déguiser, grâce à une rhétorique adéquate, des mesures de conservation des privilèges en politiques publiques d’intérêt général. Ils demandent donc à leurs élites dirigeantes de tout mettre en œuvre pour maintenir les conditions de reproduction de l’ordre établi, avec les mises en scène nécessaires pour faire croire qu’il y va de l`intérêt de tous. Cela s’appelle faire des « réformes ». Le concept de réforme présente, depuis la réinvention de « la République » par les révolutionnaires du XVIIIème siècle, l’immense avantage formel de structurer toute l’activité du champ politique de façon bi-polaire, entre un pôle « républicain », dit « de droite » et un pôle « démocrate » ou « libéral », dit « de gauche ». Le pôle de droite est traditionnellement plus conservateur, hostile aux réformes, le pôle de gauche plus progressiste et disposé au changement, cette structuration schématique restant par elle-même assez ambiguë pour convenir à tous les sujets. Il y a toujours une gauche et une droite prêtes à s’affronter sur n’importe quels contenus. Mais ce n’est pas tant la substance des positions qui fait la gauche ou la droite que leur rapport d’opposition, ce qui explique qu’un parti « socialiste » parvenu au pouvoir, comme en France avec Mitterrand puis Jospin et Hollande, ait pu faire plus de réformes « de droite » que les gouvernements de droite eux-mêmes, au nom du nécessaire pragmatisme et du principe de réalité qui commandent les politiques d’austérité et les mesures anti-sociales. La Finance n’a jamais autant prospèré et les milliardaires ne se sont jamais aussi bien portés chez nous que depuis que la Ve République, […]

Extraits d’un article dans le journal La Décroissance d’avril 2023.

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Politique Société

Le terrorisme selon Darmanin

Le moment est peut-être venu de flipper un peu sérieusement. Il ne s’agit évidemment pas de se recroqueviller dans la peur : c’est même tout le contraire. Mais le moment est sans doute venu de prendre l’exacte mesure de ce à quoi nous sommes confrontés avec le macronisme – qui libère dans l’époque une violence tout à fait inédite dans le dernier demi-siècle.
Et l’interview de Gérald Darmanin publiée ce 2 avril 2023 par Le journal du dimanche (groupe Bolloré) peut – hélas – nous y aider. Car il appert de cet entretien, où il délire sur « le terrorisme intellectuel » de ce qu’il appelle « l’extrême gauche » (comme il avait déjà fait quelques semaines plus tôt à propos d’un très imaginaire « écoterrorisme »), que ce ministre connu déjà pour ses déclarations homophobes sur le mariage pour tous, pour ses considérations infâmes sur les « troubles » liés selon lui à « la présence de dizaines de milliers de juifs en France » à l’époque napoléonienne, ou pour son aptitude à citer sans ciller un historien antisémite et monarchiste lorsqu’il intervient à la tribune de l’Assemblée nationale – il appert, disais-je, que ce ministre prépare ses clientèles extrême-droitières à des lendemains qui seront, pour nous qui refusons de nous accoutumer aux raidissements autoritaires du macronisme, extraordinairement dangereux.
Car lorsque dans cette hallucinante interview il assimile ses opposant-es à des « terroristes », et installe donc dans le débat public l’idée, elle aussi infâme, selon laquelle ces protestataires appartiendraient au fond au même univers que les tueurs de masse de Daech, par exemple, Darmanin s’apprête évidemment, après avoir déjà fait donner l’armée contre les manifestant-es écologistes rassemblé-es il y a dix jours à Sainte-Soline, à déchaîner contre les rassemblements qui viendront, en même temps qu’il proteste de son attachement au « droit de manifester », une implacable violence policière.
Car bien sûr, avec des opposant-es, on peut en principe échanger. Tandis qu’avec des « terroristes » : on guerroie.
Mais il est vrai aussi que ce frénétique ministre aurait tort de se contenir, puisque aussi bien Le Journal du dimanche, loin de montrer pour ce qu’elle est sa fureur délirante, l’entérine au contraire – et fait dire par son appliqué directeur, dans un éditorial tout à fait orwellien, que Darmanin, confronté au péril de « l’ultragauche », fait preuve d’une admirable « lucidité » et d’un merveilleux « pragmatisme » : la prochaine fois qu’un-e manifestant-e sera mutilé-e par les forces de l’ordre nouveau macroniste, comme tant et tant l’ont déjà été depuis que M. Darmanin siège à l’Intérieur, il faudra avoir aussi une forte pensée pour ces excitateurs à carte de presse.

Article de Sébastien Fontenelle dans Politis du 06 avril 2023.

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Politique Santé

Drogues, le gaspillage de l’argent des contribuables

Notre ministre de l’intérieur qui, dans le domaine de la lutte contre les toxicomanies, propose des recettes des années 1980, a été fort choqué par l’affaíre Palmade. Pour Gérald Darmanin, la drogue, jusqu’à présent, c’était le cannabis. Plutôt que de réfléchir aux solutions qui fonctionnent dans les pays comparables au nôtre, il a misé sur la répression des dealers et des consommateurs. Tous les professionnels, y compris dans les rangs de la police, constatent que, depuis dix ans, les jeunes se tournent vers des drogues plus dangereuses, plus addictives et pour lesquelles les circuits de distribution sont infiniment plus complexes que le revendeur en bas de l’immeuble.

Mais notre Darmanin national s’obstine, c’en est presque émouvant. Soudain, là, après le mauvais sketch de Pierre Palmade, il prend conscience qu’il faudrait peut-être s’occuper de la cocaïne et des excitants chimiques. Il décrète alors que des tests de détection de drogues vont être exercés sur les conducteurs en même temps que ceux d’alcoolémie. Bien, bien ! Mais comme d’habitude dans ce gouvernement d’amateurs, !e bonhomme oublie que pour qu’une consommation de produit stupéfiant soit illégale, il faut que le produit détecté soit répertorié. Or, manque de pot à tabac, si le THC ou les principes actifs de l’héroïne et de la coke sont dûment recensés, chaque jour, un petit chimiste sort une nouvelle came de synthèse de son atelier ou sa cuisine. On en recense plus de 900 à ce jour et la liste ne sera jamais close. Comment expliquer à M. Darmanin que pendant qu’il se focalisait sur l’usage du cannabis, qui d’ailleurs devient de moins en moins attractif pour la jeunesse, d’autres modes de toxicomanie dits « festifs » voyaient le jour.
Devenues populaires dans les raves des années 1990, ces drogues destinées plutôt à tenir réveillé qu’à abrutir le consommateur sont sorties progressivement du cadre de la fête pour s’imposer dans les soirées ordinaires, au boulot ou pour pimenter les relations sexuelles. Bien sûr, elles échappent la plupart du temps aux contrôles, la police ayant une attirance spéciale pour la banlieue et ses dealers à capuche. Le reste du monde de la dope peut danser tranquille.
La composition de ces mélanges artisanaux évoluant au gré de l’imagination des apprentis chimistes, la police est démunie et l’on se rend compte mais un peu tard que jamais la répression n’a suffi à endiguer les phénomènes de toxicomanies que tout ce fric dépensé, toute cette police mobilisée, ces juges saisis, ces cours de justice encombrées le sont en pure perte et que l’on aurait dû miser sur la prévention, comme on l’a fait pour le tabac, dont fa consommation diminue. Mais peur cela, il faudrait un gouvernement qui pense à l’efficacité plutôt qu’à la démonstration de force pour prouver à la droite et à l’extrême droite à quel point il n’est pas laxiste.

Article d’Étienne Liebig dans Siné mensuel d’avril 2023.

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Politique Société

La (fausse) démocratie élective

Je ne pense pas qu’il (macron) ait de « vision », au sens où un homme d’État aurait une compréhension historique des événements. Il se comporte plutôt comme un joueur de casino, qui certes a fait de beaux coups (financiers, médiatiques, etc.), mais qui s’est finalement rendu ivre de son pouvoir, jusqu’à plonger tout le pays dans une crise sans retour. Pour répondre à votre question, il faut donc regarder au-delà de l’individu Macron et de ses problèmes de personnalité, pour s’intéresser à ce qu’on pourrait appeler la
« Macronie » : un nouveau continent mental, qui a triomphé avec l’imaginaire de la pandémie. En Macronie, la démocratie est remplacée par un régime électif où le peuple, parce qu’il est considéré comme irrationnel et incapable de se gouverner lui-même, doit se dessaisir (par les élections) de la totalité de son pouvoir.
Cette confusion entre démocratie et élection culmine dans les propos de Bruno Le Maire, le 20 mars dernier sur BFM TV, où il dit en substance : « Je suis un démocrate parce que j ‘ai été élu, je sais donc de quoi je parle, je connais le peuple. » L’idéologie selon laquelle l’élection désignerait les meilleurs est ancienne. Elle a été élaborée par la théorie du gouvernement représentatif (à la fin du XVIIIe siècle), contre l’idée démocratique. Dans ce contexte idéologique, qui est toujours le nôtre, l’élu ne peut pas faire partie du peuple. Le « peuple », c’est la masse des classes modestes, des gens non éduqués que les élus guident avec pédagogie. Or si nous étions dans une véritable démocratie, Bruno Le Maire aurait la surprise de découvrir qu’il fait lui-même partie du peuple ! Mais pour qu’une telle vision le saisisse, encore faudrait-il que nous puissions nous assembler tous ensemble et qu’il soit obligé de s’assembler avec nous.

Extrait d’un entretien de Barbara Stiegler dans Politis du 23 mars 2023.

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Politique Société

La violence légitime de l’Etat

Coma, œil arraché, main déchiquetée, traumatismes crâniens, fractures, hématomes. Entre les manifestations à Sainte-Soline, les 25 et 26 mars, et celles contre la réforme des retraites, la liste des mutilations commises par les forces de l’ordre s’allonge. Et pourtant, les « violences » ne seraient que du côté des contestataires. Un premier mensonge. Tout comme celui qui consiste à dire que les stratégies offensives des cortèges ne sont pas politiques.
La philosophe Elsa Dorlin, autrice de Se défendre (La Découverte, 2017), revient sur cette vision néolibérale d’une démocratie qui doit se tenir sage.

[…]

La violence d’État est létale, au service d’un néolibéralisme mortifère et écocide. Cet usage de la violence est aujourd’hui considéré comme « illégal » par la Ligue des droits de l’homme, Amnesty international, le Conseil de l’Europe. Or, les pratiques de dispersions, d’interpellation (nasse, gazage, grenade, LBD, coups de poing, de matraque, étranglement, fouille, agression sexuelle, viol) demeurent licites sur ordre ministériel et préfectoral ou, du moins, « on laisse faire », sachant que peu de recours à l’IGPN aboutiront.
Ce rapport entre le légitime, le légal et le licite (permis par une autorité ou l’usage, sans nécessairement l’être par la loi) est déterminant.
L’État peut prétendre s’en tenir à un usage légitime de la force dont il revendique le monopole, affirmer agir selon la loi, et pourtant incarner un ordre brutal licite vis-à-vis duquel il n’a pas à rendre de comptes. Cela renvoie à l’illégitimité tout autre usage de la violence (par exemple l’autodéfense des manifestant-es) et inverse la relation de cause à effet de la violence. […]

Tout cela relève d’une politique de la performativité de la violence : les arrestations préventives, les condamnations pour « intention » de commettre une infraction, terroriser et agresser des cortèges avec des armes de guerre, comme à Sainte-Soline, le refus ou le retard de soins aussi ne sont pas seulement une application des codes de procédures, des lois. Ce sont des énoncés qui font, qui fabriquent à proprement parler ce qu’ils disent : des foules, des « meutes », « armées et dangereuses » ; de fait, des corps blessables et tuables. Nombre de politiques, journalistes, éditorialistes offrent un spectacle de contorsion rhétorique pour ne dire aucun mot sur les exactions perpétrées par les « forces de l’ordre ». Qualifier ces dispositifs de « politique du maintien de l’ordre » est aussi une
forme d’amnésie historique qui désaffilie ce que nous vivons aujourd’hui de l’histoire des techniques contre-insurrectionnelies déployées par la France, pour mater les luttes indépendantistes, le mouvement de libération algérienne dans les années 1960, mais aussi en Guadeloupe, en Guyane et en Martinique dans les décennies 1950-1960-1970. Nous nous situons dans un continuum répressif, et ce n’est pas fini.

Extraits d’un article dans Politis du 16 mars 2023.