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Économie

Les champions nationaux

Attac et l’Observatoire des multinationales publient fin mai un nouveau livre pour déconstruire le mythe des « champions nationaux ». Selon cette doctrine, les grandes entreprises françaises seraient une bénédiction pour l’économie et la société et elles devraient être soutenues de manière inconditionnelle par la collectivité. […]

Le statut de « champion national » garantit un soutien inconditionnel de la part des pouvoirs publics : c’est simplement parce que Sanofi ou LVMH sont nominalement français qu’il faudrait les défendre, sans considération de leurs contributions sociales concrètes. Et si les discours des gouvernements et des milieux d’affaires se gargarisent désormais de « souveraineté », c’est en général pour justifier un soutien accru à un grand groupe privé ou à une poignée d’entre eux dans chaque secteur (numérique, énergie, agroalimentaire, etc.).
[…]

Cocorico! Les entreprises du CAC 40 sont devenues de véritables championnes du monde du dividende. Elles ont annoncé, au printemps 2023, un nouveau record de profits : 150 milliards au bas mot. Mais force est de constater que ce « pognon de dingue » profite aux actionnaires et aux dirigeants, et très peu aux travailleurs et travailleuses de ces mêmes entreprises, et encore moins à la société dans son ensemble. Bien pire : ces « superprofits » se nourrissent de la sueur et de la peine de la majorité de la population, puisqu’ils s’expliquent en grande partie par les marges supplémentaires que se sont accaparées les grands groupes sous prétexte d’inflation, ainsi que par les aides publiques et la baisse de la fiscalité.

Le gouvernement continue pourtant à faire comme si ce qui est bon pour le CAC 40 l’est aussi nécessairement pour l’économie et la société française dans leur ensemble. Quelles qu’en soient les justifications officielles, ses politiques économiques restent axées sur les intérêts des grands groupes : ce sont eux qui sont les principaux bénéficiaires de la croissance des aides publiques, de la baisse de la fiscalité, du détricotage du code du travail, de la libéralisation, du soutien à l’exportation, de l’assouplissement des régulations environnementales.

La diplomatie française est mise au service de Total Énergies, Sanofi, LVMH et Dassault pour les aider à signer des contrats, vendre des armes, exploiter des ressources naturelles partout sur la planète. Pendant que les multinationales sont ainsi choyées, les services publics dépérissent faute de crédits suffisants. Les petites entreprises et les diverses formes de l’économie sociale et solidaire doivent se contenter de miettes, les règles du marché unique européen et du commerce international étant conçues pour (et souvent par) les multinationales.

Extraits d’un article dans Lignes d’attac d’avril 2023.

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Économie

L’État providence pour les entreprises

Sur un portail créé par la Chambre de métiers et de l’artisanat, on peut lire début janvier 2023 qu’il existe en France de l’ordre de 2 000 aides publiques aux entreprises ! Tout y passe : exonérations et abattements fiscaux, apports en capital, subventions à l’installation, à l’investissement, etc. […]

Face au nombre et à la grande diversité des aides, qui peut retrouver son chemin dans ce maquis ? Sûrement pas les petites et moyennes entreprises (PME). « C’est un sac de nœuds !, s’exc1ame Bénédicte Caron, vice- résidente de la CPME […]

C’est la raison pour laquelle une petite recherche sur Internet fait ressortir tout un florilège de cabinets de conseil prêts à aider le patron en détresse. […]

Mais, selon Bénédicte Caron, « c’est très peu fait. Ce n’est pas dans la mentalité d’un chef d’entreprise de se faire aider ». Tous ne partagent pas ce point de vue, à l’image de ce dirigeant de PME, qui préfère rester anonyme. Il a déjà fait appel plusieurs fois à ce genre de cabinets. « Ils font 80 % du boulot administratif ce que nous n’aurions jamais pu faire en interne », explique-t-il. Autre avantage, « ils savent les dossiers qui peuvent passer et ceux qui ne peuvent pas passer. Il y en a même qui vous expliquent comment faire en sorte que des dépenses non éligibles à une aide le deviennent ». […]

En 2007, un rapport public a évalué le total des aides à 65 milliards d’euros. Puis un rapport de 2013 de l’Inspection générale des finances a avancé un montant de 110 milliards, avant que Gérald Darmanin, alors ministre des Comptes publics, les situe, en 2018, à 140 milliards. […]

Leur calcul correspond aux dépenses budgétaires en faveur des entreprises, aux baisses de cotisations sociales octroyées et aux dérogations fiscales, les fameuses « niches fiscales », avec deux possibilités, soit en ne prenant en compte que les niches actives ou bien en ajoutant les niches « déclassées », celles qui ont fini par être intégrées dans le droit commun et ont disparu de la liste des avantages dérogatoires.
Une fois ce travail effectué, le rapport livre plusieurs enseignements. D’abord, le montant exorbitant des aides reçues par les entreprises (157 milliards d’euros en 2019) : l’équivalent de 6,4 % du PIB (8,5 % si l’on ajoute les niches déclassées) ou encore de plus de 30 % du budget de l’État (41 % avec les déclassées) ! Ces transferts de richesse publique aux entreprises n’ont cessé de progresser : ils représentaient l’équivalent de 2,4 % du PIB en 1979 (2,6 % avec les niches déclassées). Les aides ont commencé à fortement s`accroître à partir du début des années 2000, puis après la crise de la zone euro au début des années 2010. La pandémie et la guerre en Ukraine ont encore fait grimper les montants. Pour Maxime Combes, on assiste au développement d’un « corporate welfare », d’un État-providence pour les entreprises : « La nature de la dépense publique se transforme : on rabote l’accès aux prestations sociales et aux services publics des ménages, d’un côté, et on étend l’intervention publique en faveur des entreprises, de l’autre. »

Extraits d’un article de Christian Chavagneux dans Alternatives économiques de février 2023.

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Économie Société

Robots et exosquelettes

« Les robots libèrent les travailleurs », « des exosquelettes permettent de porter les charges lourdes » pour les ouvriers assurent les Macronistes ? Mais que disent les chiffres ?
« La part des salariés qui subissent trois contraintes physiques est passée de 12 % en 1984 à 34 % aujourd’hui. » Je suis tombé sur cette statistique dans un bouquin, La Sobriété gagnante. Ça m’a sidéré, car c’est contre-intuitif : on se dit que le travail, avec les ordinateurs, le numérique, s’est si bien allégé. Ça m’a tellement stupéfait, que j’ai douté. Je suis allé voir dans le rapport en question, on ne peut plus officiel, une note de la Dares, le ministère du Travail, de décembre 2017, intitulée « Quelles sont les évolutions récentes des conditions de travail et des risques psychosociaux ? »
Eh bien si : de 12 % à 34 %.
Ça triple presque, pour ces cinq contraintes : « rester longtemps debout, rester longtemps dans une posture pénible, effectuer des déplacements à pied longs ou fréquents, devoir porter ou déplacer des charges lourdes, subir des secousses ou des vibrations ». Mais pire. Ça grimpe de 13 % à 46 % parmi les employés de commerce et des services, de 23 % à 60 % parmi les ouvriers qualifiés, de 21 % à 63 % parmi les non-qualifiés.
Parmi eux, 38 % sont exposés à un bruit intense, 40 % sont au contact de produits dangereux, 66 % respirent des fumées ou des poussières. On est très loin du travail dématérialisé…
J’en discutais avec Christine Erhel, économiste du travail, auteure du (formidable) rapport sur « les travailleurs de la deuxième ligne ». Ces données ne l’ont pas surprise : « C’est une chose très connue, très documentée parmi les chercheurs qui s’intéressent aux conditions de travail. Les contraintes, dans la logistique par exemple, se sont renforcées. C’est du néo-taylorisme…
– On est encore plus dans Les Temps modernes, finalement ?
– Oui. Ceux qui disent que les robots libèrent les travailleurs, ce n’est pas vrai, ça empire.
Amazon en est l’illustration, l’homme y devient un appendice de la machine, pour reprendre les termes de Marx.
– Est-ce qu ‘il y a moins pire ailleurs ?
– Oui, dans les pays Nordiques, la Suède, le Danemark…
– Ça lasse. Ce sont toujours les mêmes.
– Eh oui, mais il existe bel et bien d’autres cultures managériales. »
Je pose cette question ici, bien sûr, parce qu’elle est capitale dans le débat sur les retraites. Si le travail était « magique », comme le rêve la start-up Nation, léger et doux, pourquoi ne pas faire deux années supplémentaires, ou même plus ?
Mais non. C’est l’inverse qui se produit. Sur les corps, mais aussi sur les esprits. Ainsi, les contraintes de rythme (« Devoir toujours ou souvent se dépêcher, des délais à respecter en peu de temps, interrompre une tâche pour une autre non prévue, situation de tension avec public… ») ont explosé : de 6 % en 1984 à 35 % aujourd’hui.
+ 20 points pour les cadres,
+ 30 points pour les intermédiaires,
+ 27 points pour les employés,
+ 45 points pour les ouvriers qualifiés.
Le travail est ainsi devenu plus intense. Physiquement, mais également psychiquement. D’où le refus, massif, aujourd’hui, qu’il soit en plus rallongé.

Article de François Ruffin dans le journal Fakir de mars 2023.

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Économie Société

Préparer le terrain à la capitalisation

Le recul de l’âge de départ en retraite à 64 ans est un scandale, mais fixer 43 annuités pour y avoir droit, c’en est un autre. L’objectif est impossible à atteindre pour la plupart des salarié-es, notamment les femmes. Il signifie pension amputée, et donc invitation à souscrire à une assurance privée. Seuls les gros salaires peuvent s’y risquer. On dit bien « risquer ».

Quand les salarié~es ne peuvent plus travailler, pour cause de maladie, de chômage ou de vieillesse, ils et elles peuvent prétendre à un « revenu de remplacement ». Dans le cas de la pension de retraite de base, ce revenu est égal à 50 % du salaire annuel brut moyen, calculé sur les 25 meilleures années. Si on y ajoute les retraites complémentaires, le taux de remplacement pour une ou un salarié moyen atteignait 74 % en 2019, selon l’OCDE. Mais attention ! Si on n’a pas toutes ses annuités, on subit une décote progressive sur la retraite de base. Si par exemple, arrivé-e à 65 ans, vous liquidez votre retraite et qu’il vous manque quatre annuités (16 trimestres), le taux de remplacement chute à 40 % ! Mais basta, vous êtes « libre » de continuer à travailler jusqu’à 66 ans si vous voulez le taux plein ! Soyons clairs : c’est du flan.
Quand on franchit 55 ans, le taux de chômage et d’inactivité augmente inexorablement. Les travailleuses et travailleurs licencié-es passé cet âge-là ont bien de la peine à se faire recruter. En 2021, selon la Dares (ministère du Travail), 19,7 % des gens âgés de 55 ans étaient sans emploi ; ce taux montait à 24,6 % à 58 ans ; à 28,8 % à 60 ans. Conclusion : le taux de remplacement pour les retraité-es baisse, au fil des différents plans de casse des retraites qu’on subit depuis 1993.

Pour compenser cette baisse, les futur-es retraité-es sont invité-es à souscrire à des contrats d’assurance privés. Là on n’est plus dans une logique de répartition – où les actifs paient, chaque mois, les pensions des retraités -, mais dans une logique de « capitalisation ». Les souscripteurs et souscriptrices abondent alors chaque mois un fonds, qui va être placé sur les marchés financiers par leur banque ou assurance. Et une fois à la retraite, le fonds vous reversera chaque mois votre dû ! C’est en fait une illusion. Les prestations issues de la capitalisation sont médiocres. Pour compenser une baisse de dix points du taux de remplacement (de 50 % à 40 %), il faudrait selon la CGT épargner un mois de salaire, chaque année, pendant trente ans… Qui peut se le permettre, hormis les gros salaires ? Et encore, pour un résultat aléatoire… On sait ce qu’on verse dans ces fonds (il sont dits « à cotisations définies »), mais on ignore ce qu’on touchera à l’arrivée, et ce capital monétaire peut s’évaporer au rythme des crises financières annoncées par le dérèglement climatique. Aux États-Unis, la crise des retraites par capitalisation a ainsi contraint un tiers des retraité-es à reprendre le travail.

Alors à qui profite le système par capitalisation ? Le gouvernement fait mine de croire que cette épargne sera dirigée vers des investissements productifs. On se demande bien pourquoi ! La logique intrinsèque des fonds de pension, c’est la rentabilité financière à court terme, sans autre vision sociale, sociétale, industrielle ou quoi que ce soit… Les seuls bénéficiaires seront les acteurs et actrices de l’économie financière, avides de nouvelles masses monétaires à jouer en bourse.

Article de Guillaume Davranche dans Alternative Libertaire de mars 2023.

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Économie Politique

Capital et travail

L’objectif de la réforme des retraites qu’Emmanuel Macron veut imposer est purement financier : maintenir les dépenses de retraites à leur niveau actuel, en dessous de 14 % du PIB. Ce qui entraînera, en raison du vieillissement de la population, une baisse du niveau moyen des pensions par rapport à l’ensemble des revenus d’activité. En d’autres termes, comme le remarque le Conseil d’orientation des retraites, le niveau de vie des retraités diminuera par rapport à l’ensemble de la population.
L’argumentaire néolibéral du pouvoir macronien et de la Commission européenne est que les retraites ont un poids excessif et contribuent aux déficits publics qu’il convient de réduire à tout prix.
Or, si 1’on analyse de près l’évolution des comptes publics, on voit que les causes principales des déficits sont ailleurs. Leur augmentation, ces dernières années, provient d’abord de l’érosion des recettes publiques, dont le poids en pourcentage du PIB n’a cessé
de diminuer. Ainsi, de 2007 à 2021, les recettes fiscales de l’État sont passées de 14,2% à 12,2% du PIB.
Cette érosion est due aux baisses d’impôts et de cotisations sociales, principalement en faveur des entreprises et des ménages les plus riches. Cette politique anti-impôts s’est accélérée pendant l’ère Macron, notamment avec la suppression de l’ISF et des impôts de production sur les entreprises.
Mais il faut aller plus loin dans l’analyse des comptes publics. Contrairement au discours officiel, largement repris dans les médias, les retraites sont loin d’être le poste des dépenses publiques dont la progression est la plus forte. Ce record est détenu par les aides publiques aux entreprises (APE), dont la croissance a été de 5 % par an en termes réels (hors inflation) entre 2007 et 2021, soit 2,5 fois plus que les dépenses de retraite.
Or les APE – subventions publiques, crédits d’impôt et baisses de cotisations sociales patronales – posent un double problème. D’une part, il est reconnu qu’elles sont peu efficaces. Ainsi en est-il des baisses de cotisations sociales permises par le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), qui a été pérennisé par Emmanuel Macron. D’autre part, les APE contribuent à déséquilibrer les comptes de l’État et de la protection sociale, dont font partie les retraites. Prompt à imposer l’austérité à l’assurance-vieillesse ainsi qu’aux services publics, le gouvernement s’oppose à tout débat public sur la pertinence des APE, dont le poids est devenu exorbitant, estimé à 160 milliards d’euros par an, soit 6,4 % du PIB, et qui bénéficient surtout aux grandes entreprises.
Il y a bien deux poids, deux mesures pour le travail et le capital… .

Article de Dominique Plihon dans Politis du 16 février 2023.

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Économie

Pouvoir d’achat et structure de l’emploi

Fin novembre l’Insee a publié une étude sur les salaires avec ce message : « Le pouvoir d’achat du salaire net dans le secteur privé a progressé de 17,8 % entre 1996 et 2020 » […]

Par construction, une moyenne reflète une diversité de situations. Les cadres d’entreprise, par exemple, gagnent aujourd’hui près de trois fois plus (2,9 fois) que les ouvriers non qualifiés.
À qualification donnée, certains secteurs d’activité sont aussi plus rémunérateurs que d’autres. La composition de l’emploi a donc un impact direct sur le salaire moyen. Si la proportion de cadres augmente, le salaire moyen par emploi progresse mécaniquement, même sans hausse des salaires individuels. […]

Résultat : entre 1996 et 2020, l’effet de structure lié à la hausse de la qualification s’élève à 14,4 %. Du coup, la hausse du pouvoir d’achat fait pschitt : à peine 3 % en vingt-quatre ans (au lieu des 17,8 % affichés par l’Insee), autant dire rien (0,1 % par an). Attention aux trompe-l’œil ! À la longue, ça trompe énormément.

L’histoire ne s’arrête pas là, car la stagnation du pouvoir d’achat des salaires a commencé bien avant 1996.
En 1989, un rapport du Centre d’étude des revenus et des coûts (Cerc) – fermé en 1993 par Édouard Balladur, alors Premier ministre – soulignait déjà que le « très léger gain de pouvoir d’achat » observé entre 1982 et 1988 était entièrement dû « à la qualification croissante de la main-d’œuvre ».
C’était le résultat de la politique de modération salariale lancée par le gouvernement socialiste de l’époque à l’issue de la période de blocage des prix et des salaires en 1982-1985.
En 1996, une étude de l’Insee avait analysé les séries longues de salaire publiées par l’institut sur la période 1950-19956. L’étude confirmait et précisait le diagnostic du Cerc. Elle montrait qu’après avoir fortement augmenté entre 1951 et 1978 (de 3 % à 4 % par an), le pouvoir d’achat des salaires nets des différentes catégories de salariés avait « tendance à stagner depuis 1978, « voire à régresser dans la première moitié des années 1990. En conclusion, notait l’étude, depuis 1978 « l’augmentation du salaire net moyen s’explique intégralement par l’effet de structure ».

En résumé, depuis plus de quarante ans, si le pouvoir d’achat du salaire net moyen a légèrement augmenté, ce n’est pas parce que les salariés sont mieux payés. mais parce qu’ils occupent des emplois plus qualifiés.
Dit autrement. depuis 1978 le prix du travail a juste suivi la hausse de l’inflation. Pas de gain de pouvoir d’achat.

Le constat est encore un peu plus accablant, si c’est possible, du côté des salariés de la fonction publique. Avec une mesure du salaire net comparable à celle du secteur privé – une fois gommé le trompe-l’œil de la hausse du niveau de qualification -, le pouvoir d’achat du salaire net moyen a baissé de plus de 5 % entre 1990 et 2020. L’indice des traitements nets de la fonction publique – qui donne une mesure plus précise et plus complète de l’évolution du pouvoir d’achat à qualification constante – affiche de son côté une baisse de pouvoir d’achat de plus de 15 % sur les vingt dernières années.

Extraits d’un article de Pierre Concialdi dans Siné mensuel de février 2023.

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Économie Société

Sobriété collective et partageuse

Les limites physiques ont été trop longtemps ignorées : les ressources qui s’épuisent et les pollutions qui menacent la biodiversité et la survie de l’humanité imposent des remises en cause radicales de notre relation à l’environnement et de la primauté de la croissance économique.
Dans un monde où la rareté devient la règle, deux voies se présentent à nous : répartir équitablement les ressources de manière à, sauvegarder les usages essentiels, ou laisser un petit nombre les accaparer comme c’est le cas aujourd’hui. Les chiffres sont édifiants : les 10 % les plus riches consomment 20 fois plus d’énergie que les 10 % les plus pauvres, les 1% les plus riches émettent plus de CO2 que les 50 % les plus pauvres à l’échelle mondiale.
De plus en plus d’acteurs et d’actrices du monde associatif, académique, politique, économique appellent à une révolution copernicienne de l’organisation de notre société : les indicateurs financiers, comme le PIB, doivent laisser la préséance aux indicateurs environnementaux et sociaux, comme le bilan carbone, la consommation de ressources, la répartition des richesses. L’urgence d’un tel changement se fait plus pressant d’année en année.

La question de l’acceptation par la population d’une telle rupture et des mesures qu’elle suppose est souvent brandie pour justifier l’inaction. Or le Covid et le confinement ont contribué à faire évoluer nos attentes : ralentir, travailler moins, réfléchir au sens du
travail deviennent des exigences de plus en plus prégnantes. Et un mouvement indéniable est enclenché, en particulier dans la jeunesse, qui fait de la question environnementale une priorité absolue, au cœur de son choix de vie.
Il ne s’agit pas de minimiser les réticences, notamment d’une partie de la population prise dans « l’urgence de la fin du mois ». Mais l’exemple de la Convention Citoyenne pour le Climat, parmi d’autres, démontre que si l’on prend le temps du débat et de l’information,
les citoyennes sont prêt-es pour les nécessaires mesures de rupture.

[…]
Après avoir longtemps été caricaturé comme synonyme de régression, le concept de sobriété s’impose désormais dans le vocabulaire de ses plus farouches opposants d’hier. Il s’agit cependant le plus souvent d’un pur affichage visant à faire porter les efforts sur les plus pauvres en préservant les intérêts économiques des plus riches.

La sobriété doit être entendue dans une définition large : la préservation d’une planète habitable implique non seulement de réduire notre consommation d’énergie mais aussi celle de toutes les ressources – eau, métaux, biomasse, etc. L’impact délétère de nos modes de vie sur l’environnement ne se limite pas, en effet, au réchauffement climatique (pollution de l’air, de l’eau, des sols…).
Prise dans cette acception, la sobriété ne se résume pas à la « chasse au gaspi » et à l’injonction aux efforts individuels. Comme le relève une étude du cabinet Carbone 4, adopter un comportement « héroïque » ne suffirait pas : même si nous réalisions toutes et tous
les « petits gestes du quotidien » et les « changements de comportement plus ambitieux » (manger végétarien, ne plus prendre l’avion, faire systématiquement du covoiturage…), cela ne permettrait de réaliser que 25 % de l’effort nécessaire à l’atteinte de l’objectif de 2°C de l’Accord de Paris.
L’atteinte de ces objectifs multiples et complexes, tout comme l’adaptation aux conséquences déjà inéluctables de nos surconsommations, est avant tout un enjeu collectif qui impose de mobiliser tous les leviers : comportementaux, organisationnels et technologiques. Dans de nombreux secteurs, des leviers efficaces d’économies sont déjà à notre portée. Citons par exemple l’isolation des logements, la limitation de la vitesse sur routes et autoroutes, la diminution du poids des voitures, le développement des transports collectifs et du fret ferroviaire, le développement de l’alimentation végétale, bio et locale, notamment dans la restauration collective.

Extraits d’un article dans Lignes d’attac de janvier 2023.

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Économie Politique

Retraites, un choix idéologique

Tout d’abord, maintenir le système actuel n’est pas forcément un objectif souhaitable. Il pourrait y avoir de sérieuses améliorations, comme l’égalité femmes-hommes par exemple. Mais ce qui est certain, c’est qu’il n’y a aujourd’hui aucune obligation à avoir une mesure d’âge ou de durée de cotisations à court ou moyen terme.
Ainsi, le gouvernement fait mine de s’inquiéter d’un déficit d’environ 12 milliards d’euros à l’horizon 2027, or non seulement ce n’est pas inquiétant (on pourrait finalement s’en accommoder), mais ce déficit pourrait même être comblé assez facilement, par exemple avec une très légère augmentation des cotisations des salariés de l’ordre de 0.8 %. Cela représenterait un peu moins de 15 euros par mois pour quelqu’un qui gagne le Smic, et un peu plus de 25 euros quand on est au salaire moyen. Cela, c’est la version la plus coûteuse pour les salariés. Mais il y a bien d’autres solutions : diminuer les exonérations de cotisations employeurs ou revenir sur la baisse des impôts de production. Les marges de manœuvre existent et on les connaît. Simplement, le gouvernement les exclut.

C’est vraiment un choix idéologique : le projet de l’exécutif est de diminuer les prélèvements obligatoires et de baisser les dépenses publiques. Son problème n’est pas d’équilibrer le système de retraite, c’est de parvenir à s’en servir pour faire des économies sur les dépenses publiques. Sans revenir sur les baisses d’impôts aux entreprises ! Et ce n’est pas une extrapolation ou une interprétation de ma part.
Cela apparaît à la page 9 du projet de loi de finances, ou a la page 3 du programme de stabilité transmis à la Commission européenne, où il est expliqué que le gouvernement français s’est engagé dans des baisses d’impôts (comme avec la fameuse TVAE ou la taxe d’habitation), et que, pour que cela ne creuse pas les déficits, il promeut des « réformes structurelles », par exemple « la réforme des retraites ». Je cite de mémoire, mais ce sont quasiment les mots employés. La réforme n’a pas pour cause principale un supposé problème
important de déficit. Le gouvernement a deux objectifs : mettre davantage de personnes sur le marché du travail, mais surtout une stratégie générale de baisse d’impôts, plutôt sur les entreprises, compensée par une baisse des dépenses publiques via sa réforme du système de retraite.
Celle-ci ne repose pas sur un diagnostic sérieux. C’est ce qui la lui rend difficile à justifier. Elle ne répond à aucun des enjeux réels de la période : l’emploi des seniors, les inégalités femmes-hommes, la question du vieillissement, l’aménagement du travail, etc.

Extrait d’un entretien de l’économiste Michaël Zemmour dans Politis du 05 janvier 2023.

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Économie Environnement Société

Consommer moins mais produire plus !!??

Le discours présidentiel sur l’ère de l’abondance fait aussi écran à des rationnements pas si lointains, […]
les événements, même prévisibles, ne sont jamais anticipés par les gouvernants ; et ces derniers préfèrent toujours « contraindre les particuliers pour ne pas toucher à l’activité économique ».
Éviter à tout prix la contrainte, c’est justement le choix du « plan de sobriété » que le gouvernement a présenté le 6 octobre. Au triptyque tragique du chef de l’État en a répondu un autre, anecdotique, promu depuis par un spot gouvernemental :
« Je baisse, j’éteins, je décale. » Baisse du chauffage, réduction de l’éclairage, incitation à prendre le vélo…
Le discours anxiogène se traduit – pour l’instant – par d’indolores écogestes. Mais le cadre est d’ores et déjà posé, et Élisabeth Borne ne se prive pas de le répéter. « La sobriété énergétique, ce n’est pas produire moins et faire le choix de la décroissance », expliquait la Première ministre dans son discours de présentation du plan de sobriété. « Certains, par idéologie ou par simplisme, veulent nous conduire vers la décroissance. Ce n’est pas la solution. […] La sobriété, c’est baisser un peu la température, décaler ses usages et éviter les consommations inutiles », reprenait-elle un mois plus tard à l’Assemblée nationale.
Produire plus, quoi qu’il en coûte: le dogme est posé, le reste devra s’y adapter. « Il y a un refus de mise en débat du modèle économique et des modes de vie, là où une vision écologiste réclame de l’équité climatique et de la justice sociale. Puisqu’il ne s’agit que d’adaptation ponctuelle, on répond à la crise avec les trois leviers disponibles : efficacité, sobriété, renouvelables », tranche Fabrice Flipo, professeur de philosophie à l’Institut Mines-Télécom et notamment auteur de Décroissance, ici et maintenant (Le Passager clandestin, 2017). Sans bifurcation profonde, ne reste donc qu’une logique de « grappillage » qui crée un « enfumage » en faisant passer de l’efficacité (gérer mieux la consommation) pour de la sobriété (réduire un usage). Bref: « On ne change pas le système, on optimise
seulement sa gestion. »
« Avec ces micro-stratégies seulement réactives, le gouvernement explique qu’il y a des limites mais n’en tire aucune implication en matière de partage », renchérit Timothée Parrique. Ce dernier identifie deux angles morts d’une telle ligne néolibérale : la volatilisation de la question des inégalités « alors que les pressions environnementales sont toutes corrélées à la richesse », et le refus de mettre en cause la logique de croissance et son architecture destinée à fabriquer du désir marchand. « Le citoyen doit être sobre tout en étant abreuvé de publicités. Il faudrait consommer moins mais produire plus : c’est absurde », s’afflige le chercheur. De ce fait, le périmètre des « efforts » demandés se contente de cibler des usages insignifiants, sans changer la dynamique des besoins.

Extraits d’un article de Youness Bousenna dans Socialter de décembre 2022.

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Économie Société

La coolitude des start-up

Le Chiffon : Dans quels éléments concrets s’incarne la « coolitude » des start-up dont vous parlez ?

Mathilde Ramadier : La « coolitude » que je dénonçais dans mon ouvrage paru en 2017, Bienvenue dans le nouveau monde, et qui a toujours cours, malheureusement, s’exprime à différents niveaux le pense que cela commence avec le langage : le vocabulaire employé, les anglicismes du globish, le tutoiement.
Ensuite, ce mode d’être s’infiltre sur les lieux du travail et dans les relations humaines avec un processus de ludification appuyé : tout doit être rendu ludique ou fun, pour faire oublier qu’il s’agit de travail. On ne parle plus de « projets » mais de « challenges » ou « d’aventures »…
Bien sûr il y a l’exemple, désormais connu, de la table de ping-pong dans l’open space, mais cela peut-être plus subtil, quand on propose des activités de team bulding régressives, quand on utilise des smileys et la culture du LOL comme référence commune. Qu’y a-t-il de gênant à tout cela, me diriez-vous ? Le problème, c’est que c’est utilisé comme un voile de fumée pour faire passer la pilule – des contrats précaires, des bullshit jobs, de la perte de sens, du greenwashing évident dans certains cas… voire même d’une certaine forme d’esclavagisation, notamment dans l’économie des plateformes.

 

Selon vous, sur quels mythes narratifs repose le fonctionnement d’une start-up ?

 

Sur le mythe du/de la self-made wo-man, qui s’est construit-e seul-e, grâce à son talent mais aussi et surtout ses efforts, sa foi (en son projet, dans le système), et pas du tout grâce à sa formation, à l’État, aux autres ou à son milieu social (puisqu’on encourage les « drop outs » (électron libre) comme Steve Jobs, d’ailleurs). Il faut tout donner pour monter sa startup, mais aussi tout donner pour rejoindre la startup d’un-e autre. Gare à celui ou celle qui compte ses heures !
C’est un mythe très individuel et méritocratique, centré sur la performance, sur le « je », très égocentrique, avec une visée souvent démesurée (on livre des repas industriels mais en fait « on change le monde »). […]

Début d’un entretien de Mathilde Ramadier dans Le chiffon de novembre 2022.