Le sport et ses valeurs

Inlassablement, le spectacle reprend ses droits, les valeurs proclamées masquent les valeurs réelles, et les bavardages étouffent toute volonté de comprendre une pratique corporelle particulière née à la fin du XIXe siècle. Au nom de la liberté de chacun et de l’enthousiasme des foules chauvines, on est prié de laisser son esprit critique au vestiaire. C’est là toute la puissance suprême du sport : s’exhiber comme un monde innocent, apolitique, sans rapport avec le mode de production qui l’a enfanté. Un monde où sont proclamés haut et fort les idéaux de pureté, de loyauté, de respect, de tolérance, de solidarité, tous ces discours venus de partout et de nulle part que chacun répercute avec le sentiment de transmettre des évidences incontestables.
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La confusion entre l’activité physique et le sport est très fortement entretenue au cœur de l’Éducation nationale à l’occasion de cette opération. Les missions d’enrichissement du savoir, de formation de l’esprit critique, d’éveil des consciences, de développement corporel harmonieux, dévolues à l’école, sont-elles réalisées quand les enseignants sont priés d’intégrer dans leurs cours les directives « sportives » des ministères ? Le sont-elles quand on demande aux enfants de s’identifier au champion et non pas à l’écrivain ou à l’homme de l’art ? Zlatan Ibrahimovic plutôt que Victor Hugo. L’école devrait au contraire combattre l’idolâtrie et chercher à éradiquer ce principe de compétition qui place l’élève en perpétuelle rivalité avec les autres en lui faisant croire que, s’il n’est pas le meilleur, il va rater sa vie.
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Pourquoi, dans ces conditions, condamner l’endoctrinement sportif contemporain, cette « propagande silencieuse » dans l’école, dans les clubs, dans les associations ? Parce que le sport présente l’avantage d’être un conditionnement idéologique facile. Dans son discours du 31 mai 2015, François Hollande présente l’Euro comme l’affirmation d’une ambition française économique, culturelle, touristique mais également une ambition en termes de valeur : « Qu’est-ce que nous avons à porter à l’occasion de l’Euro 2016 ? Le sport est déjà une valeur, c’est un ensemble de règles, de disciplines qui méritent le respect ; ce doit être des compétitions incontestables aussi bien pour leur organisation que pour leur déroulement. Le sport est aussi une conception du monde et de la vie en commun ; c’est l’acceptation de la compétition, de la concurrence, elle fait partie de la vie ».
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La concurrence généralisée fait partie de la vie, nous dit le président de la République, alors qu’il est temps de se demander si la compétition n’est pas un principe opposé à toute éducation humaine. Il n’y aucun caractère naturel dans la « guerre de tous contre tous », dans l’appât de victoires et de gains, dans la course sans limite aux performances et aux records. Il n’y a qu’une réalité historique. Dans le contexte donné, celui de l’affrontement universalisé et de l’échange marchand globalisé, le sport prêche des valeurs qu’il ne porte pas, mais en diffuse beaucoup d’autres qui sont intériorisées et deviennent une seconde nature : apologie permanente de la compétition, éloge de la souffrance, de la discipline, de l’héroïsme, de l’effort pour l’effort, culte des chefs et de la hiérarchie, élitisme, exacerbation de l’individualisme, du mérite personnel, respect des inégalités fatales, virilité dominatrice, admiration populiste des héros, délire patriotique, anti-intellectualisme, etc.

Extraits d’un article de Marc Perelman et Michel Caillat publié par ATTAC dans la revue « Les Possibles — No. 10 Été 2016 ».

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