Le numérique

Le numérique, qui constitue désormais plus de la moitié de nos vies éveillées, a ceci de spécifique qu’il est informatique. C’est-à-dire qu’il émet et reçoit de l’information, qu’il la gère, l’articule, la relaie, la dissémine, en sature les réseaux au besoin. Ce qui signifie aussi que le moindre acte en ligne (un scroll, un clic, un message, un achat, une vidéo postée…) produit de facto et irrémédiablement de l’information, donc une trace. Une trace repérable, personnalisée, archivable et corrélable, permettant un travail statistique profond, de masse ou individué.
On en déduit parfois que ceux qui gèrent ces traces et en tirent profit, au premier rang desquels les GAFAM, seraient nos nouveaux Grands Frères, qui savent parfaitement ce que nous aimons et ce qui nous convient. Et on en tire quelque chose comme une verticalité réinventée, retrouvée. Ce qui est juste, à condition de mesurer que cette verticalité émane d’un océan de données, de processus algorithmiques d’agrégation intelligente ; qu’elle est donc ascendante et non descendante, immanente plutôt que transcendante.

L’asservissement que produit le numérique relève moins d’un pouvoir que d’une éthologie, à mon sens, c’est-à-dire d’un ensemble de comportements réguliers, auto-normalisants et addictifs à décrypter et de formes assez banales de mimesis sociale (viralité, rivalités, grégarisme), d’autant plus fortes qu’elles opèrent sur des sujets isolés qui n’accèdent pour l’essentiel à la socialité que par le réseau.

Les GAFAM, aussi puissantes soient-elles, sont avant tout des fournisseurs de matériels, de logiciels et d’applications. Leur grand mérite, je parle des produits, est d’être le plus précisément adaptés à nos tristes lois non écrites, mais inscrites en nous, du moindre effort. Les GAFAM optimisent l’écoulement d’une eau intime qui suit la gravité – appelez-la fatigue, appelez-la facilité, commodité, jouissance du simple -, rien d’autre.
Elles en façonnent les pentes, le débit, les vasques, le diamètre des tuyaux. Et bien sûr, une fois l’habitude ou le pli pris, les GAFAM s’efforcent de maximiser la dépendance, de la designer au plus fin, par itérations innombrables, grâce aux données récupérées en temps réel en ligne.

Donc oui, Big Brother est infiniment moins important aujourd’hui que ce que j’appelle Big Mother, en jouant sur la représentation classique de la figure maternelle couvante, enveloppante, choyante, offrant ce qui semble être le meilleur pour ses enfants. Pour sortir de l’empire numérique, il s’agit moins de tuer le père que de tuer la mère en nous. Il s’agit moins de combattre une autorité qui n’a que des smileys à proposer et des applis magnifiquement dessinées que de s’extraire du piège des facilités insistamment offertes, des sollicitations arachnéennes.

Le combat est donc d’abord un combat contre l’auto-aliénation suscitée par le numérique. C’est un combat contre ce que j’ai baptisé dans Les Furtifs (2019) le self-serf vice : ce vice intime de la délégation de nos puissances aux pouvoirs minuscules des applis. Ce vice d’une servitude volontaire, consentie et consentante à la satisfaction dérisoire de nos pulsions en lieu et place de la construction plus lente, plus compliquée, plus patiente qu’exigeraient nos vrais désirs.

Extrait d’une intervention d’Alain Damasio dans le mensuel CQFD de décembre 2020.

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