L’agriculture mondialisée

Un spectre hante l’agriculture mondialisée : la mémoire du goût. Lois, normes, directives, principe de précaution, étiquetage, contraintes sanitaires… l’appareil de surveillance et de punition mis en place à la demande des géants de l’agrobusiness semble avoir pour vocation de l’éradiquer. On songe à une repartie du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, car c’est bien un « brave new world » que préparent les laborantins fous qui rêvent de fermes à 1000 vaches ou d’é1evages à 850 000 poulets : « Shakespeare est interdit parce qu ‘il est vieux. Ici, nous n’avons pas l’emploi des vieilles choses. – Même si elles sont belles ? – Surtout si elles sont belles. La beauté attire, et nous ne voulons pas que l’on soit attiré par les vieilles choses. Nous voulons qu ‘on aime les neuves. » Les adeptes des biotechnologies se méfient des produits agricoles qui ont du goût. Ils n’ont pas besoin de 1’énoncer pour qu’on les entende : ils ne veulent pas que l’on soit attiré par la production artisanale, ils veulent qu’on aime l’industrielle.

L’inventaire de la catastrophe en cours que détaille Isabelle Saporta ne lui vaudra pas beaucoup plus d’amis que sa précédente enquête, Vino Business (Albin Michel, 2014), qui avait suscité des pressions, des menaces et même un dépôt de plainte. Que ce soit dans le monde du vin, du lait ou de la viande, les multinationales de 1’agroalimentaire savent que la guerre du goût se mène d’abord avec des « manipulateurs de symboles », pour reprendre une expression de Jeremy Rifkin : avocats, lobbyistes, négociateurs de contrats, gens de presse. Les grands patrons qui s’offrent un château bordelais ou une marque champenoise aiment parfois jouer les bucoliques en bottes de pêche ou en gilet de chasse. Mais ils ne perdent pas leur temps à « patuler avec Tityre (1) » quand un paysan les contrarie. Ils envoient les juristes.

La logique mise au jour par Saporta dans « Foutez-nous la paix ! » est celle de l’écrasement (2). Les partisans d’une agriculture hyper-intensive et hyper-intégrée ne supportent pas les producteurs d’agneaux de pré salé, de canards gras, de fromage de Laguiole, de porc noir de Bigorre ou de vin sans levures synthétiques et sans soufre. Le savant travail de ces passionnés leur donne mauvaise conscience. Pour en comprendre les raisons, on retiendra la précieuse distinction qu’établit le sociologue américain Richard Sennett entre l`éthique de l`artisanat et la logique industrielle dans « Ce que sait la main. La culture de l’artisanat » (Albin Michel, 2009).

On pourra également se souvenir de ce qu’expliquait le regretté Marcel Lapierre, vigneron d’exception établi à Villié-Morgon, dans le Beaujolais, qui a entraîné toute une génération d’artisans français à refuser les vins gonflés, standardisés, bodybuildés pour imposer des vins libres, vivants et naturels : « Si les grosses firmes agro-industrielles veulent voir disparaître les gens qui produisent du poulet, du fromage ou du vin de qualité, ce n’est pas pour les 3 % que cela représente sur un marché de l’alimentation qu ‘elles contrôlent entièrement. C ‘est pour effacer la mémoire du goût. »

(1) Hommage à Virgile, cette expression, empruntée au poète Tristan Derème, désigne le plaisir que connaissent les humains dans la paix des champs.
(2) Isabelle Saporta, Foutez-nous la paix ! , Albin Michel, Paris, 2016, 336 pages, 19,80 euros.

Extrait d’un article de Sébastien Lapaque dans Le Monde diplomatique d’avril 2016.

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