La violence contemporaine du monde

Penser la violence contemporaine du monde. Et sous toutes ses formes, qu’elles soient vieilles comme Hérode ou liées aux mutations du capitalisme libéral, qu’elles relèvent d’un asservissement systémique ou constituent une force émancipatrice. L’objectif est ambitieux. Presque trop. L’historien des idées Francois Cusset le relève pourtant avec talent dans Le Déchaînement du monde – Logique nouvelle de la violence (La Découverte).
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Il n’est pas question de faire de la pratique de la violence, ou de son refus, un programme ou projet. Mais de déplacer les façons de voir. En analysant ce que j’appelle « violence systémique », sourde contrainte qui fait effet sur chacun. Et en lui opposant une pluralité de modes d’action, non violents ou offensifs. Je dis bien « offensifs » et pas « violents », qui est un mot du pouvoir pour disqualifier certains mouvements, renvoyés au terrorisme ou à la délinquance. Il fait aussi office de mot-parapluie camouflant des souffrances nouvelles, qu’il faut énoncer.
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Les guerres sont certes moins nombreuses et meurtrières. Mais elles semblent par contre durer indéfiniment – depuis 17 ans en Afghanistan et 16 en Irak. Le Congo, lui, sort de 23 ans de guerre ! Et ça n’empêche personne de dormir, ni de commercer. Pis, ces violences massives sont parfois présentées comme un moindre mal. Il serait inévitable que la BCE affame les Grecs (depuis 2010, le salaire moyen a baissé de 30 %). Inenvisageable que les peuples du Moyen-Orient cessent de s’entre-tuer. Ou impossible de protéger les femmes subalternes du harcèlement, du viol et du meurtre. Un fatalisme ambiant contre lequel il faut lutter.
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N’étant pas marxiste orthodoxe, je ne fais pas de l’économie la cause unique, infra-structurelle, de toutes les violences. Je crois qu’e1le constitue plutôt le cadre extérieur des situations de conflit. À minima, elle s’en accommode. Souvent, elle en tire profit, par la vente d’armes ou en jouant de l’instabilité politique. En Afrique, des régimes autoritaires, voire des pays en guerre, affichent ainsi de solides taux de croissance. Comme le Sud-Soudan, le Nigeria ou le Congo, qui émerge pourtant d’un conflit ayant causé six millions de morts.

La guerre et les violences ne sont donc pas un accident du système capitaliste. Mais constituent son moteur et sa motivation première. Le capitalisme moderne est né d’une prédation coloniale toujours en cours – l’accaparement des ressources et forces de travail de ces pays continue. Il est aussi né de la traite négrière et de l’esclavage, censément disparus. Rien de moins sûr, au vu du sort des ouvriers des chantiers de Dubai ou Singapour…
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De l’invention de l’auto-répression, le sociologue Norbert Elias fait découler celle de l’Occident moderne. Dans Sur le processus de civilisation (1939), il montre comment les normes de savoir-vivre ont été imposées d’en haut. Via des manuels de comportement prônant courtoisie et distance. Par l’État et la loi, qui s’arrogent le monopole de la violence. Et avec le soutien des classes dominantes. Les normes d’auto-répression se diffusent ainsi progressivement dans toute la société. D’où une apparence d’harmonie sociale relative, qui camoufle et génère frustrations et violence intérieure.[…]

Extraits des propos de Francois Cusset recueillis par Jean-Baptiste Bernard dans le mensuel CQFD de juin 2018.

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