Communisme

C’est probablement là l’un des paradoxes les plus extravagants de l’histoire : on n’a pas cessé de faire le procès d’une chose – le « communisme » – qui n’a jamais existé, en tout cas dans aucune des expériences historiques à propos desquelles ces procès se sont tenus. Certes, il y a eu et il y a encore des partis formellement « communistes » (en URSS, en Chine, etc.), mais d’abord, aux dires mêmes des dirigeants de ces pays dès l’origine, il ne s’agit pas de « communisme » mais d’une supposée étape de transition à laquelle on donne le nom de « socialisme » (URSS : Union des républiques socialistes soviétiques). Ensuite, la nature même de la formation « socialiste » est très indécise – il existe d’assez bons arguments pour considérer qu’avec l’URSS on avait affaire à une variante de « capitalisme d’État ». Et surtout, « communisme » est resté depuis Marx un signifiant dont les contenus sont pour l’essentiel manquants. Qu’est-ce que c’est, le « communisme » ? Comment ça se définit ? […]

Donc voilà la situation : on fait le procès de quelque chose qui n’a jamais eu lieu et dont on sait à peine ce que c’est. Et quoiqu’on ne le sache pas exactement, nous n’en sommes pas moins certains que ce qui a eu lieu sous le nom usurpé de « communisme » est une chose dont personne ne veut refaire l’expérience.

[…] La restauration de l’idée de communisme suppose de défaire la muraille des images désastreuses sur lesquelles le mot est systématiquement rabattu avant tout examen. On ne défait jamais si bien des images distordues qu’en proposant des images droites à la place. Au reste, on règle par là deux problèmes d’un coup : celui de l’adversité imaginaire et celui de l’introuvable « définition » du communisme. […]

L’idée que le communisme pourrait advenir par le jeu des institutions politiques présentes et sous la forme d’un « président de la (Ve) République » élu en 2022 est simplement lunaire – et ce n’est pas de la date que je parle. L’avènement du communisme est le renversement d’un ordre de domination, et c’est le genre de chose que les dominants ne regardent pas sans réagir. C’est l’un des points sur lesquels j’insiste particulièrement dans le livre : ce qu’on appelle avec complaisance la « démocratie » n’a rien à voir avec la démocratie dans son concept, c’est-à-dire un système où la discussion collective s’autorise à délibérer de tout. Notre « démocratie » est la démocratie bourgeoise, elle veut bien discuter de tout sauf des bases de l’ordre social bourgeois (capitaliste) : la propriété privée des moyens de production, la liberté de contracter
– ça, pas touche! À partir du moment où un mouvement politique s’avisera d’y mettre la main, la bourgeoisie se considérera en état de guerre et tous les moyens lui seront bons. Ce sont des choses qu’il faut avoir à l’esprit pour se défaire des visions légèrement niaiseuses de la « démocratie » (que le monde entier nous envie) et surtout les cruelles déceptions qui suivraient en cas de confrontation réelle dont, d’ailleurs, la répression sauvage des Gilets jaunes nous a donné un parfait avant-goût.

[…] L’idée directrice du communisme est d’en finir avec la précarisation de l’existence – précarisation à géométrie variable : quasi inexistante pour certains, ravageuse d’angoisse pour les autres. Pour tous ceux-là, les plus nombreux, le capitalisme est un système dans lequel la survie matérielle des individus est abandonnée à ces maîtres fous que sont le marché et l’emploi. La situation présente l’illustre à la perfection : selon la loterie qui fait que vous travaillez dans la restauration ou dans le matériel informatique, votre destin sera tel ou tel. Comment peut-on accepter de livrer les existences à un aléa pareil ?
Et, quand ce n’est pas l’aléa du marché, c’est celui du patron à qui les démolitions successives du Code du travail permettent de faire à peu près ce qu’il veut des salariés. La finalité première du communisme, c’est de destituer ce double arbitraire du marché et de l’employeur (donc de la forme même « emploi »), et d’installer les existences dans la tranquillité matérielle, de les délivrer de l’incertitude chronique et de l’angoisse. Telle est la visée de la « garantie économique générale », dont j’emprunte le principe au « salaire à vie » de Bernard Friot. On ne doit plus avoir la hantise du lendemain.

[…] Sortir du capitalisme, c’est perdre le niveau actuel de désir matériel et de consommation. Le perdre jusqu’à quel point de renoncement ? Jusqu’à un point qui trouve l’équilibre entre ce que nous devons urgemment cesser de consommer sauf à rendre la planète inhabitable et ce qui continue de constituer une proposition matérielle admissible pour une majorité – trop peu de personnes peuvent se porter à l’exigence de renoncement d’une forme de vie de type ZAD par exemple. La question du niveau des forces productives et de la division du travail reste donc crucialement posée. Le logement et ses commodités, l’alimentation, la santé sont des domaines où il ne peut pas y avoir de régression. C’est ailleurs qu’il faudra « en lâcher ».
Mais d’abord selon des abandons collectivement délibérés, ce qui ne va pas sans poser de redoutables problèmes – mais des problèmes, la proposition communiste en est pleine ! Il ne s’agit certainement pas de la donner pour un paradis immédiatement accessible, le livre s’attache d’ailleurs à ne rien cacher des difficultés et, sinon à les résoudre, du moins à commencer de les cartographier. Maintenant il s’agirait de ne pas oublier non plus tout ce qu’il y a en face de ces problèmes et de ces renoncements : toutes les récupérations et tous les gains qui les justifient et leur font contrepartie : de la tranquillité matérielle, l’égalité politique dans les rapports de production, du temps – la vie.

Extraits d’un entretien avec Frédéric Lordon dans Siné mensuel de mars 2021.

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