Bobos décroissants

« Bourgeois bohèmes », « nantis », « repus », « contemplatifs »… Les quolibets renvoyant les objecteurs de croissance à leur prétendue origine sociologique ne manquent pas. Les enquêtes sérieuses sur le sujet, elles, ne sont pas légion.
Parfaitement démagogique et superficielle, cette approche culpabilisante parvient, hélas, à exclure, à diviser et, pire, à faire taire les partisans de la décroissance qui, comme dans tous les mouvements de pensée, sont évidemment très différents les uns des autres.
C’est du moins ce que l’on peut constater quand, sur quelques années riches de rencontres, l’on se frotte réellement aux adeptes du « vivre mieux avec moins ».

Il suffit de lire le livre Vivre la simplicité volontaire pour constater que les parcours racontés sont tout sauf monolithiques. Il suffit d’aller aux différents rendez-vous militants pour constater que nous ne naviguons pas franchement en eaux privilégiées. Comme partout, il y a un peu de tout, et c’est tant mieux.
[…] Le seul point commun de ces témoignages, non, ce n’était pas l’origine des personnes, mais plutôt l’expression d’un refus.
Refus de contribuer à un système croissanciste jugé complètement fou.
Refus de s’adapter au progrès qui innove.
Refus de participer au jeu d’une carrière aveugle et mortifère.
Refus d’embrasser bêtement la modernité.
Refus de parvenir, quand cela aurait été possible.
Refus d’encourager le gaspillage général.
Refus de consommer sans raison.
Refus de vivre au détriment des autres…
Alors évidemment, cela peut faire rire les plumes parisiennes, du haut de leur piédestal, de voir un jeune Berrichon pédaler pour faire tourner sa machine à laver. Cela peut faire rire un Luc Ferry, de voir un couple vivre douze ans en caravane avant de pouvoir arracher aux propriétaires terriens un petit bout de forêt landaise pour y vivre sobrement. Cela peut faire rire un Laurent Joffrin, de voir un ingénieur préférer devenir maraîcher.
« Eh oh, tous ces bourgeois, là, qui ne vivent pas comme nous ! » « Tous ces nantis qui préfèrent vivre avec 600 euros par mois plutôt que les 4 000 que je gagne en faisant quelques apparitions éditorialisantes dans les grands médias ! » « Mais faites-les taire, ces parvenus qui ont quitté une vie bien confortable ! » « Ne vous y trompez pas, ce sont des bourgeois ! »
Mais de qui se moquent-ils, finalement, tous ces penseurs du dimanche en attaquant les objecteurs de croissance sur le front de la prétendue opulence matérielle ?
Pourquoi utilisent-ils, de manière tout à fait indécente, l’arme du « pauvre qui ne choisit rien, lui » ? Parce qu’en réalité, leur discours est désespérément creux. Inconséquent. Parce qu’en réalité, voir des êtres humains suivre d’autres chemins que le leur les insupporte, les renvoie à leur propre indécence. L’attaque et l’insulte sont leurs seules armes face à la réalité crue d’un système qui s’effondre. Un système dont ils ont profité et dont ils profiteront jusqu’au bout. Un système qui continue à les abreuver en assoiffant tout le reste de la planète. Un système qui a réellement contribué à briser des modes de vie qui permettaient aux plus pauvres de s’en sortir dignement. Un système dont ils devront, un jour, rêvons-le, assumer les conséquences…

Qu’y a-t-il de commun entre notre cher Serge, aujourd’hui disparu, qui a trimé toute sa vie de typographe, choisi de faire pousser ses légumes et de se déplacer à vélo, et Leonardo DiCaprio qui se fait toujours plus de fric en faisant des pubs pour une bagnole électrique ?
Ces attaques sur l`origine sociale des objecteurs de croissance m’ont souvent suffoquée. J’ai fini par comprendre qu’elles relevaient d’une mauvaise foi affligeante. Il vaut mieux en rire qu’en pleurer car au fond, si la simplicité volontaire nous permet d’avancer dans la vie sans souffrir de dissonances cognitives au quotidien, c’est toujours ça de gagné pour la suite de la lutte à mener.

Catherine Thumann dans le journal La Décroissance de mars 2021.

2 commentaires

  1. Quand j’ai chanté le « Requiem Allemand » de Brahms, il y a longtemps maintenant, il y avait un très beau passage où il était dit (en citant Ecclésiaste) « Denn alles Fleisch es ist wie Grass une alle Herrlichkeit wie das Grasses Blumen. Das Gras ist verdoret une die Blument abgefallen (sind). Aber des Herrn Wort bleibet in Ewigkeit ». Ce qui veut dire, « alors toute la chair est comme l’herbe, et tout le bonheur de l’Homme est comme les fleurs de l’herbe. L’herbe est fanée, et les fleurs sont tombées. Pourtant le Verbe du Seigneur dure pour toute éternité. »
    Toutes mes excuses au prophète pour faire remarquer ici que le mot « bourgeois » fait partie de ce corpus (du Seigneur, reconnu, ou pas…) qui tend à durer pour toute éternité. (Bon exemple, le mot « science » qui… dure depuis très longtemps maintenant.)
    Si le Verbe du Seigneur tend à durer de toute éternité, du côté gauche des colonnes du dictionnaire, et… à l’identique, il n’en va pas de même du côté droit, où on peut voir combien il y a… du changement qui s’opère (certains parleraient peut-être de « progrès », et certes, il y a une forme de « progression »).
    Un petit regard sur le mot « bourgeois » nous fait voir combien il est 1) honni, de nos jours où plus personne ne veut être bourgeois (!) mais combien il a besoin d’un nouveau…. progrès.
    Le bourgeois d’hier n’était pas celui d’aujourd’hui, et demain ?
    De toute façon, ceux qui ont besoin de lancer des insultes peuvent le faire avec n’importe quel mot, d’autant que l’insulte est… une intonation.
    Restons… noble en face des insultes. Car le mot « aristocratie » a besoin de progresser aussi…Pour ma part, je veux croire qu’il a un avenir, lui aussi.
    Dans le temps, ma maman, qui venait d’un milieu paysan, disait : « les bâtons et les pierres peuvent me casser les os, mais les mots ne m’atteindront jamais. »
    Au moment où nous sommes cloîtrés dans nos maisons, derrière nos écrans (en train de lancer des insultes ?), nous sommes à l’abri des pierres et des bâtons, du moins…

    • à l’abri des pierres et des bâtons… pas toujours ! Du moins, pas tout le monde puisqu’une journaliste bretonne, par exemple a été très récemment l’objet d’un sabotage de son véhicule ! Et ce sont ses mots qui ont manifestement plus que « dérangé », ses mots n’étant pourtant pas des insultes…
      Les mots ont du pouvoir en plus d’avoir du (des) sens !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *